Par jojo | jeu 27/10/2022 - 18:59

Villingen le 23 août (37? )

Ma chère Denyse (*)

En écrivant l’adresse sur l’enveloppe je pensais que je ne vous ai pas demandé ni combien de fois ni à quelles dates vous m’écriviez. Je ne suis pas pourtant moins désireux que vous de vous lire. Quand recevrai-je les photos de Villars (*) ?- Envoyez les moi vite, que je puisse les contempler longuement. Me voici en Allemagne (*) depuis hier et sans dommage. Je veux vous raconter mon voyage, mais il se peut que je sois obligé de l’écourter, car le facteur peut passer à chaque instant.

Je suis parti de Marseille avec un ciel couvert et un vent froid, comme d’automne. Tout le long de la route il a fait très froid, c’est pourquoi après avoir [grogneé ??] contre un groupe de quatre voyageurs bruyants et accompagnés de deux enfants en bas âge qui ont envahi notre compartiment à Lyon je me suis consolé en songeant qu’ils réchaufferaient du moins l’air du compartiment et qu’il ne ferait pas trop froid. J’ai eu d’agréables compagnons de voyage, ce qui est appréciable et pas toujours donné quand on voyage en 3°.

À Marseille je me suis trouvé dans un compartiment où un monsieur et une dame s’observaient sans un mot. Le monsieur intéressé naturellement. La dame pas trop âgée, pas trop jolie, sur la réserve mais flattée. À Avignon le prix d’une pêche (3 francs) fut l’occasion recherchée pour rompre la glace. On sut que le monsieur venait du Lavandou et la dame de Cavalaire où ils avaient passé leurs vacances et qu’ils étaient tous deux lyonnais. Les voilà partis dans une longue conversation sur leurs vacances qui a duré jusqu’à Lyon. Comme là ils sont descendus ensembles les mauvais esprits pensent terminer l’histoire à leur façon. Mais il se peut que les mauvais esprits se trompent.

En face de nous s’assied un monsieur assez jeune, court et large, la figure bien pleine et grasse, méridionale. Un Tartarin de bonne classe. Je lui trouve l’air punique (par opposition au romain de l’autre jour) Il commence à défaire un grand paquet enveloppé dans de nombreuses ficelles, qu’il roule, range soigneusement. Chacun l’observe en coin pour voir ce qu’il va sortir du paquet, deux belles pêches, un litre de vin blanc, une bouteille de Badoit, deux sandwichs, une serviette bien propre, qu’il étale sur ses genoux. Il boit un coup de blanc pour se mettre en appétit et commence à découper soigneusement, méticuleusement avec son canif les sandwichs. J’en déduis que ce monsieur est un bon vivant, qu’il aime bien les plaisirs de la table et qu’il mange beaucoup, de ses gestes je déduis aussi qu’il est méticuleux et un peu maniaque et qu’il doit être vieux garçon. Après le repas un bon coup de cognac qu’il commence d’abord à humer amoureusement, et une pipe qu’il va fumer dans le couloir. Mon diagnostic se confirme. Copieusement muni de journaux il les lit attentivement puis les passe à nos deux lyonnais qui acceptent. Il m’offre également de les lire, mais je refuse ce qui a l’air de le navrer. Puis il se déchausse, se met des pantoufles et s’allonge de tout son long sur la banquette, j’en conclus qu’il va voyager loin ; effectivement il devait venir jusqu’à Strasbourg avec moi. Il ne fut pas le dernier à grogner contre les envahisseurs à Lyon.

Voilà que le facteur est là. Je dois m’arrêter et remettre à la prochaine fois la suite de cet intéressant voyage. Je me porte très bien. Je recommencerai le travail demain. Je crois que ça marchera. Il pleut et il fait un froid de canard. Mais le temps à l’air de se relever. Ecrivez-moi vite, je vous embrasse tendrement

Louis


Denyse : Il utilise le prénom "Denyse", mais elle s'appelle Denise.

Villars : Villars -Colmars dans la vallée du Verdon, maison achetée par la famille de Denyse.
Allemagne : depuis l'été 1933 Louis séjournait au mois d'août, à Villingen en Allemagne, pour suivre le traitement du Dr Wintz qui pratiquait une médecine que nous appelerions aujourd'hui une médecine « ; douce. » ; ? Cette lettre non datée a été écrite vraissemblablement en août 1937. Louis avait fait la connaissance du Dr Wintz grâce à Mme Montagne qu'il avait connu à Mégève.