Louis Joseph : mémoires

1907-1991

XXe siècle : La grande traversée.

Sommaire

Préface

Louis Joseph est né à Marseille (6e) en 1907 et décédé à Saint Leu-la-Forêt (Val d'Oise) en novembre 1991, Il est enterré au cimetière de cette ville. Citoyen ordinaire d'un siècle de mutations extraordinaires, il fût le témoin d'évènements majeurs qui marquèrent le XXe siècle et le destin du monde : évènements politiques, mutations technologiques, évolutions morales, philosophiques…

Il nous raconte dans les deux cahiers qu'il a rédigés dans les années 1980, son parcours: Marseille d'abord, les années de maladie, l'Allemagne de Hitler, puis ses diverses affectations professionnelles à travers l'Est de la France ensuite, l'Alsace, Lyon, la Haute Provence, Saverne, Strasbourg et enfin Paris.

Le texte présenté ici est la retranscription fidèle du contenu des cahiers, à l'exception du découpage en chapitres et subdivisions qui a été effectué pour en faciliter la lecture, de même que les titres et les images ont été ajoutés a posteriori, seuls la ponctuation et le découpage en paragraphes élémentaires ont été conservés. Les photos qui illustrent le texte, ont, dans leur grande majorité été prises par Louis Joseph, ou proviennent du fonds photographique conservé par JM Brun. Quelques images plus récentes des lieux que Louis J. a fréquentés ont été ajoutées : images prises par les uns et les autres au gré des visites ou glanées. Les liens dans le texte renvoient aux notes ajoutées a posteriori pour préciser certains mots ou expliciter certaines situations.

Jacques JOSEPH. Lyon, 2007 - 2020.


Extrait du manuscrit. J.Joseph

Marseille : La petite enfance

La maison de la rue Cherchell


Louis Joseph, enfant.

Je suis né le 24 août 1907 au 49 de la rue Cherchell à Marseille [NDLR, devenue rue Jules Moulet après 1945], au pied de Notre-Dame de la Garde, entre la rue Nicolas et la rue Dragon. Je suis né au domicile de mes parents, comme il était de coutume à l'époque. Ma naissance a dû être normale car ma mère ne m'a rien dit à ce sujet, alors que la naissance de mon frère aîné Jean avait été difficile.

La maison était modeste et le quartier aussi. La maison comprenait autant que je m'en souvienne une salle à manger et probablement deux chambres donnant sur la rue et une cuisine donnant sur les jardins entre le Bd Notre-Dame et la rue Cherchell ; éclairée seulement par un imposte au gaz du plafond. L'équipement était aussi modeste, ni gaz ni électricité, la cuisine se faisant sur ce que l'on appelait un potager, c'est à dire une surface carrée à hauteur de ventre avec des foyers en fonte où l'on chauffait les plats avec des braises de charbon de bois. Les cendres étaient recueillies par en dessous. L'évier s'appelait une pile, c'était une pierre en calcaire dur, creusée en son milieu. Je ne sais plus comment l'appartement était chauffé ; probablement par des poêles ou calorifères [1] car je n'ai pas le souvenir d'une cheminée où auraient brûlé des bûches.

Le quartier de Notre-Dame de la Garde


Notre-Dame de la Garde et le Vieux port.

Le quartier était aussi modeste, presque rural. Il y avait des entrepôts où travaillaient des petits artisans, notamment il y avait un atelier où l'on fabriquait des chaises longues pour les bateaux, à l'époque c'étaient des chaises en bois tourné et en cannes entrelacées. Il y avait également un fabricant de meubles, mais l'atelier était au fond du terrain et on ne voyait que le portail d'entrée. Dans un des entrepôts un laitier tenait ses vaches qui nous approvisionnaient en lait. Il y avait une grande bâtisse en belles pierres de taille, d'une ordonnance très XVIIe siècle qui était l'entrepôt des rhum St James. Le propriétaire était un baron et j'ai joué longtemps avec sa petite fille qui était née en même temps que moi et dont ma mère aurait dû être la nourrice. À l'époque les femmes de bonnes familles faisaient souvent allaiter leurs enfants par des nourrices à gages [2] Italiennes de Lombardie aux poitrines opulentes, pleines de lait [3]. Pour ma mère ce n'était qu'un service qu'elle aurait rendu bénévolement à la baronne car elle était trop fière pour se vendre de la sorte. Mais finalement la chose ne se fit pas.

Il en resta cependant une certaine sympathie pour ma mère qui dura jusqu'au jour où cette famille quitta Marseille.

Devant chez nous il y avait un café et à l'angle de la rue Dragon et de notre rue, un magasin qui vendait souvenirs et images religieuses de la Bonne Mère [4] et également une petite école des Frères de la Doctrine Chrétienne. Les heures du jour étaient marquées par le gros bourdon de Notre-Dame de la Garde, à la [voix?] grave et puissante, et par le grincement de la cabine des ascenseurs de Notre-Dame de la Garde, espèce de train à crémaillère qui partant du haut de la rue Dragon grimpait le long de la paroi rocheuse et aboutissait à un pont qui conduisait à peu près au niveau de la basilique, épargnant ainsi aux nombreux touristes qui venaient admirer du haut de ce belvédère la ville étalée à leurs pieds jusqu'aux collines qui encerclaient l'horizon vers l'est et le nord et l'immense baie qui s'ouvrait vers le sud-est, les difficultés d'une montée pénible, raide et caillouteuse.

À l'époque la colline était complètement dénudée et tombait à pic sur trois cotés, attaquée par des carrières qui avaient été ouvertes pendant la Révolution pour faire disparaître ce symbole de vénération de la Vierge-Marie, protectrice traditionnelle des marins et des voyageurs partant sur la mer.

Chaque dimanche, patiemment des hommes pieux et bénévoles venaient planter de petits arbres, buis ou genevriers dans les anfractuosités du rocher. Ces arbres ont grandi depuis mais ils sont toujours restés nains, cherchant péniblement leur nourriture sur un terrain qui n'est presque qu'une terrasse rocheuse et balayée par les vents.

Mes parents


Thérèse (née Roure) et Marius Joseph.

Mes parents étaient des gens modestes. Mon père était chimiste au laboratoire du Ministère des Finances. On y analysait les produits qui transitaient par le port pour fixer le montant des droits de douanes.

Les prélèvements d'échantillons étaient toujours assez généreux pour que les chimistes puissent se partager un peu de sucre, de farine, d'huile, de semoule et autres produits de nécessité. L'administration fermait les yeux et ce n'était pas un trafic qui allait bien loin. Les traitements étaient d'ailleurs des plus modestes et ces surplus étaient les bienvenus.

Mon père avait une famille qui avait eu un passé confortable mais depuis longtemps il ne restait plus grand chose de la fortune qui avait put être celle de ses parents.

Il complétait également son salaire en travaillant à ses moments perdus avec un homme, ce que l'on appelait alors un inventeur, qui avait une culture scientifique certaine et qui cherchait des applications pratiques. Il possédait certainement une certaine fortune mais ses inventions ne lui rapportèrent certainement jamais la fortune sinon une petite aisance.

Mon père se qualifiait lui même de petit bourgeois. Le fait certain est que notre train de maison était plus que modeste. Nous n'avions ni gaz ni électricité. La cuisine se faisait sur du charbon de bois [NDLR. fourneau à charbon de bois]. Quant à l'éclairage nous nous éclairions à la lampe à pétrole et ma mère bien souvent par esprit d'économie cousait le soir à la lumière d'une bougie ou d'une lampe à huile, version plus moderne du [NDLR calen ?] primitif.

Ma mère faisait ses robes et nous habillait ce qu'elle a continué à faire longtemps encore.

Cependant mon père ne portait que des chemises blanches empesées, les donnant à laver et elles étaient repassées par des repasseuses professionnelles qui avaient une boutique rue Saint Jacques, avec un four central où elles tenaient au chaud leurs fers, chauffés à la braise et disposés verticalement autour d'un tuyau central. Les chemises étaient faites sur mesure par un chemisier de la rue Paradis, ses chaussures étaient également faites sur mesure. C'était une spécialité exercée par des Italiens, quant à ses complets également sur mesure ils étaient faits par un tailleur en chambre, rue St Ferréol. C'était une grande pièce pleine de pièces de tissus que le tailleur étalait sous nos yeux pour nous permettre de choisir. Il était toujours en manche de chemise, son centimètre autour du cou, une pelote au bras où il plantait ses épingles. Aller le visiter était pour nous un supplice car il avait une haleine qui sentait horriblement mauvais.

Ma mère de son côté se faisait aider dans son ménage par une italienne robuste dont elle avait terriblement peur, car si c'était un bourreau de travail elle était d'une maladresse sans pareille et cassait tous les bibelots un peu délicats qui lui tombaient sous la main. La lessive était donnée à une blanchisseuse qui venait de la proche banlieue avec une aumônier à cheval conduite par son mari, grand mangeur et grand buveur, qui mourut d'une indigestion de champignons beaucoup plus tard.

Ma mère comme toutes les dames de l'époque avait un jour où elle recevait. C'est à dire qu'on savait que ce jour là elle restait chez elle et pouvait recevoir amis et parents. Je ne me souviens pas d'avoir vu beaucoup de dames venir à ce jour tant que nous restâmes rue Cherchell.

Mes jeux d'enfant, le jardin de Notre-Dame de la Garde


Thérèse + Jean (debout), Henriette, Louis

J'avais un frère de 11 ans mon aîné qui fréquentait le lycée et que je ne voyais que rarement car il bûchait [5] beaucoup. Mon compagnon de jeu où plutôt ma compagne était ma sœur de 18 mois mon aînée avec laquelle nous jouions. Nous n'avions pas de camarades qui auraient pu venir jouer avec nous. Nos jouets étaient modestes à la mesure des disponibilités de mes parents : des poupées pour ma sœur, des soldats en carton bouilli, des petits chemins de fer qui se remontaient avec un ressort ou en bois, des billes, c'était à peu près tout ce dont je me souviens.

Notre aire de jeu était les jardins des ascenseurs autour de ce chemin de fer à crémaillère [ç']était un petit paradis public, avec une pièce d'eau au milieu une pelouse vers l'entrée et sur des pentes de la colline pas trop abrupte des bosquets d'arbres. Il y avait quelques bancs et les gens du quartier, domestiques de grandes familles du boulevard Notre-Dame et les mères plus modestes avec leurs enfants venaient y passer quelques instants à bavarder ou à tricoter. Ce n'était pas un endroit bien salubre. Devant le départ des cabines des fiacres en permanence stationnaient attendant le retour des voyageurs qui montaient à Notre-Dame de la Garde, ça sentait l'urine de cheval et le crottin, particulièrement en été. Au fond du jardin il y avait la machinerie qui faisait fonctionner l'ascenseur. C'était de grandes chaudières et toute une robinetterie de cuivre, car les cabines fonctionnaient à la vapeur d'eau. Un brave homme débonnaire régnait sur ce domaine, à la main une poignée de chiffons avec lesquels il faisait étinceler tous ces appareils de cuivre. C'était un homme qui adorait les enfants.

C'est là que j'ai passé les meilleurs instants de mon enfance. J'avais un cerceau que je poussais avec une baguette et je ressentais un sentiment de liberté un peu pareil à celui que j'ai pu éprouver par la suite sur des skis. On faisait des rondes enfantines, on jouait à chat perché. La petite baronne venait avec une aumônier à âne et me gratifiait souvent d'une promenade. Quand la guerre battit son plein et que nous étions déjà plus grands, nous jouions aux blessés. J'étais le blessé et un petite fille malgache, à peu près de mon âge, faisant l'infirmière et me soignait. Nous trouvions à ce jeu un plaisir qui devint suspect à ma mère qui y mit fin assez brutalement. C'était pourtant bien innocent à nos yeux mais il y avait déjà un sentiment qui n'était plus tout à fait de l'amitié ou de la camaraderie. Il y avait des jeux plus collectifs.

Ainsi des rondes : un enfant se tient seul et les autres se tenant par la main avancent de face vers lui en chantant :

où est-tu belle princesse, bel enfant, bel enfant où vas-tu belle princesse, bel enfant charmant
et l'autre de répondre :
je m'en vais au bois joli bel enfant, bel enfant, je m'en vais au bois joli bel enfant charmant
le chœur :
pourquoi faire au bois joli, bel enfant, bel enfant, pourquoi faire au bois joli bel enfant charmant
l'enfant :
pour y cueillir des violettes bel enfant, bel enfant.. . bel enfant charmant. Pourquoi faire des violettes bel enfant…
Je n'ai pas retenu la suite.

On jouait aussi aux portraits, aux charades, aux métiers. Il y avait dans le jardin, une grotte de rocaille souvenir du XVIIIe [siècle] NDLR] avec un escalier extérieur conduisant à une plate forme. Plus tard ce fût notre bateau, Titite (la fille de la baronne) étant le capitaine et moi qui était alors à l'école et qui savait un peu de géographie, je disais les noms des mers où nous naviguions et des ports où nous entrions. Quand ma sœur fût plus grande elle n'eut plus le droit de jouer avec nous, mais assise auprès des dames elle dut faire du crochet ou de la broderie et plus tard du filet.

C'est dans ce jardin où nous jouions que nous nous liâmes d'amitié avec Josette Brun. C'était une petite fille espiègle, toujours en mouvement. Elle était conduite par une vieille grand mère que nous appelions l'arlésienne, car elle porta toute sa vie le costume des femmes d'Arles, une coiffe blanche entourée d'un ruban noir sur la tête, une blouse blanche avec une pointe tricotée en laine noire en triangle dans le dos et croisée sur la poitrine une ample robe noire et un tablier de même couleur.

Nous ne connûmes pas ses parents qu'on disait morts. Plus tard cherchant la paix du cœur elle se fit religieuse, son frère Marcellin, que nous appelions Marcel épousa ma sœur Henriette.

Nous allions parfois aussi jouer au jardin de la Colonne. Ce jardin était aussi situé sur la colline de Notre-Dame de la Garde et surplombait le Vieux Port, la Canebière, la Cathédrale et plusieurs bassins, protégés de la pleine mer par une jetée qui s'étendait jusqu'à l'Estaque et aux collines qui fermaient l'horizon vers le nord de la ville.

On l'appelait "jardin de la Colonne" parce qu'au pied se dresse une colonne de marbre supportant le buste du célèbre sculpteur marseillais, Pierre Puget qui a donné aussi son nom au cours qui face à lui descend jusqu'au centre de la ville, la rue Paradis, la place Estrangin.

Mais nous n'y allions que rarement et nous n'y avions pas d'amis. Et puis il y avait des gardiens sévères pour les enfants que nous étions.

Déménagement Boulevard Notre-Dame

Une promotion sociale

Ma mère ne se plaisait guère dans le logement de la rue Cherchell qui était vraiment trop modeste, après avoir longuement cherché mon père se décida à louer un appartement [6] dans un immeuble que faisaient construire au haut du Bd Notre-Dame récemment relié au Bd Vauban par une tranchée dans le versant ouest et la colline de N. D. de la Garde, les filles du fabricant de chaises longues dont j'ai parlé, les demoiselles Bernard.

Pour maman c'était une promotion sociale car le quartier était mieux fréquenté et le logement était neuf et présentait pour l'époque (1913) un certain confort, avec eau courante, gaz et électricité. De plus l'appartement situé sous les toits était sain, inondé de soleil et on avait du balcon situé à l'arrière du boulevard une vue magnifique sur toute la partie est de la ville jusqu'à Aubagne et aux collines de Saint Loup et la Barasse à droite, Garlaban dans le fond, la Ste Beaume et sur la gauche les collines de St Antoine, Simian et Aix.

Le chat noir


Le chat fantôme

Avant de quitter la rue Cherchell je dois mentionner le fait qui m'a beaucoup marqué qui est resté indélébilement fixé dans ma mémoire. C'était un soir d'hiver car il faisait nuit et la lampe était allumée, nous étions dans la cuisine, maman assise à la table faisant un travail de couture, Henriette et moi jouions sous la table, à un moment je vis un chat noir passer en courant devant moi comme courant après un objet qu'il poussait avec ses pattes et disparut. La présence de ce chat en cet endroit était inexplicable. Il n'y avait pas de fenêtres ni de portes ouvertes et nous n'avions pas d'animal. Je fus très effrayé et me réfugiait le cœur battant dans le cercle de lumière auprès de maman. Je n'ai jamais oublié cet épisode. Je n'en ai parlé à personne de la famille. Il y a quelques années j'ai raconté cet épisode à Henriette. Elle m'a affirmé qu'elle avait eu la même apparition. Une dame spirite m'a affirmé que ce ne pouvait être qu'un fantôme de chat. Des gens plus terre à terre m'ont dit qu'une fenêtre avait dû rester ouverte ou que j'avais cru voir un chat là où il n'y avait que mon imagination. Je n'aurai jamais l'explication de ce qui pour moi reste inexplicable.

Les relations familiales : du côté de mon père

Tante Anna et tante Fanny

Qui fréquentions- nous ? Notre cercle de relations était assez restreint et il s'agissait toujours de gens de milieux simples sans grande fortune et sans grande culture.

Je n'ai jamais connu mes grands-parents, ni du côté de ma mère, ni du côte de mon père, tous morts avant ma naissance.

Nous n'avions gardé aucun lien ou presque avec la famille de mon père, que maman détestait. Je ne sais pour quelle obscure raison. Les seules personnes que nous voyons et encore peu souvent étaient les deux sœurs de mon père que nous appelions tante Anna et tante Fanny. C'étaient deux vieilles filles, petites et menues, le visage sans couleur et ridé, toujours vêtues de noir de la tête aux pieds comme il était de coutume à l'époque pour les femmes de condition modeste. Il en est encore ainsi sur le pourtour méditerranéen. Elles habitaient un peu en dehors de Marseille, rue Séraphin, une petite rue qui donnait sur le Grand Chemin d'Aix cad. la route qui mène à Aix près du Bd Oddo. C'était un quartier industriel, le port n'est pas loin, avec la raffinerie de sucre Saint Louis, les savonneries Rocca, Tassy, de Roux pas très loin et de grands moulins, des huileries etc..

Le quartier avait dû être rural mais la population était devenue ouvrière avec beaucoup d'Italiens, car les Italiens étaient à peu près les seuls immigrés de l'époque. C'était une petite maison d'un étage avec au rez de chaussée une grande pièce qui avait été un magasin et qui servait maintenant de pièce à vivre. Il y avait dans un coin un fourneau sur lequel chauffait une éternelle cafetière toujours prête pour les visiteurs. Dans le fond de la pièce donnant sur un jardin qui n'était plus cultivé depuis longtemps et où poussait un unique figuier. Quand les figues étaient mûres mes tantes venaient traditionnellement en apporter à maman, empaquetées dans une vieille boîte de sucre Saint Louis, avec son lion en effigie. Nous allions aussi rarement les voir rue Séraphin. La famille avait été fortunée ou au moins dans l'aisance. Pour preuve deux gouaches représentant le grand père, l'autre la grand mère, datant respectivement du Directoire [7] et de 1860. J'aimais ces deux portraits. Ce sont les seuls souvenirs que j'ai de la famille. Ils m'ont légués par tante Fanny lorsqu'elle mourut [8]. Je me souviens aussi d'un petit canon de bronze que j'enviais mais qui ne m'échut pas. Nous aimions beaucoup tante Fanny qui était toujours gaie, remuante et dont nous sentions l'affection. Nous aimions moins tante Anna, qui était toujours pincée, grincheuse et souvent hargneuse. Maman ne les aimait ni l'une ni l'autre. Elle leur reprochait surtout de vivre aux dépens de papa. Elles faisaient un petit métier de coiffeuse à domicile mais vivaient surtout des subsides que papa leur fournissait.

Les tantes et la carrière paternelle

C'était à cause d'elles que papa n'avait jamais voulu quitter Marseille pour un poste plus élevé de chimiste en chef qui aurait bien amélioré la situation de famille. On en parlait souvent dans la famille ; il s'agissait d'abord d'aller à Bougie (Algérie) [9], puis en 1913 en offrant à papa le poste d'Arras qu'il refusa et bien lui en prit car quelques mois après c'était la guerre et l'invasion. Tout le Nord resta occupé pendant quatre ans par les Allemands. Après la guerre, il fût encore question de Bellegarde que papa refusa encore et devait finir sa carrière administrative dans le poste modeste de chimiste principal au laboratoire de Marseille. Il faut dire qu'à l'époque les déplacements étaient aux frais du fonctionnaire et que la résidence dans une petite ville frontière posait pour l'instruction des enfants des problèmes financiers qui n'auraient pas été compensés par l'amélioration de la situation

Oncle Bibi, tante Laurence et les autres

J'entendais parler d'autres cousins de mon père mais je n'en ai rencontrés quelques uns que plus tard. Papa avait eu cinq frères et sœurs. Le frère aîné, l'oncle Bibi, avait fait je crois plusieurs métiers mais n'avait pas eu une conduite très sérieuse d'après ma mère. Je ne l'ai pas connu. Un de ses fils Antonin était officier mécanicien dans la marine. Il avait rompu tout contact avec nous lorsqu'il revint nous voir dans des circonstances que j'expliquerai encore. Une autre sœur de mon père était la tante Laurence. Elle avait une fille qui épousa un garçon qui devint "chevillard", c'est à dire qui procédait à l'abattage et à la commercialisation de la viande de boucherie. Il travaillait aux abattoirs. Il fit fortune pendant la guerre. Quand je les connus ils habitaient une villa construite sur le flanc de la colline de l'Estaque. De là on voyait toute la rade de Marseille, c'était une vue magnifique. Est-ce de cette propriété que Cézanne a peint ses merveilleuses vues de Marseille [10] ? Si ce n'est dans cette propriété même ce ne peut être que dans le voisinage .

Mallet, c'était le nom de notre cousin, s'était fait une place dans la politique et fût élu conseiller municipal et adjoint au maire jusqu'à la guerre en 1940. C'est lui qui nous a marié civilement le 3 janvier 1939. Entre temps il avait fait de mauvaises affaires et avait quitté l'Estaque. J'ai perdu de vue ses enfants, mais Henriette est en relation avec certains d'entre eux qui habitent maintenant rue Cherchell, près du jardin où j'ai joué toute mon enfance.

Du côté de maman

Le grand père violent

Du coté de maman, son père [11] était mort depuis longtemps. Il était originaire de l'Ardèche mais était venu à Marseille chercher fortune. Il aurait échangé avant son départ son héritage, un bois de chataîgners à Vinezac, contre une montre en argent, c'est du moins ce que racontait [12] maman. Il ne fit pas fortune à Marseille, il travaillait comme jardinier mais d'après maman il était très jaloux et faisait des scènes effrayantes à sa femme quand il rentrait la menaçant de son fusil. Maman prétend [13] qu'il ne buvait pas. Mais le comportement qu'elle décrivait ne pouvait être que celui d'un alcoolique. Lassé(e) des mauvais traitements ma grand-mère se décida un jour à s'enfuir avec ses deux enfants, Maman et un frère qui mourut à 20 ans de la fièvre typhoïde. Elle habitait à l'époque à Mazargues et alla s'installer au bd des Italiens proche de la rue Séraphin, mettant ainsi la plus grande distance possible entre elle et son mari.

La grand mère, oncle Constant et les cousines de Sainte Marguerite

La grand mère survécut et vivait au ménage de mes parents avec un frère, l'oncle Constant qui fût mon parrain. Ma grand-mère morte, l'oncle quitta la maison. Mais il continuait à venir nous voir. Il était le seul à me souhaiter mon anniversaire. Et au moins une fois il m'offrit une boîte de facteur avec des enveloppes, papier à lettre, tampons humides pour oblitérer les timbres etc. Ce jouet me fit un immense plaisir et je m'en amusais longtemps. Cet oncle Louis Constant était original. Ma mère racontait qu'étant jeune il voulait être peintre sur le Vieux Port. Elle s'enfuit avec lui en voyant l'atelier plein de femmes nues. Il était typographe, à la déclaration de guerre [14] il ne fût pas mobilisé. J'ignore pourquoi, mais il partit à Paris à l'Imprimerie Nationale. Il revint après la guerre à la retraite. Il s'était mis dans le tête de fabriquer des espèces d'appareils pour visionner des photos en relief et prétendait me mobiliser pour coller les boîtiers en carton. C'était l'époque où je préparais mon baccalauréat et je travaillais ferme. Je refusais tout net. Il mourut peu après d'une congestion cérébrale dans un hôpital de Marseille.

Du côté de maman il y avait aussi les cousines de Sainte Marguerite [15]. Deux sœurs dont l'aînée Anaïs était ma marraine. Elle était femme de chambre dans des grandes familles bourgeoises de Marseille. Elle resta célibataire et mourut à un âge très avancé au service de M. Marquant riche commerçant marseillais qui avait fait fortune dans la location de fûts de vin servant au transport du vin d'Algérie en France. Sa sœur se maria sur le tard avec un mutilé de guerre, facteur à Ste Marguerite. Ils eurent un fils, que je préparais plus tard au concours d'entré dans les Postes. Nous allâmes les voir après cette guerre avec les enfants [16], mais ce fût le dernier contact.

Les cousins Didier, Marie Jeanne, Adolphe, Paulette et les autres

Comme cousins plus éloignés il y avait les Didier. Le père était un brave homme, camionneur qui débardait des sacs de farine à longueur de journée, sa femme était une personne insignifiante qui devait mourir d'un cancer de la gorge. Ils avaient trois enfants : Jean Baptiste qui partit en Argentine faire du commerce pour une maison de vins de Marseille. Il revint pour se battre en 1914-1918. À son retour en Amérique il s'installa à Santiago du Chili et y attira sa famille.

La sœur Marie Jeanne [17] travaillait comme secrétaire dans une petite entreprise de fabrication de lits métalliques installée Bd Vauban. C'était une fille très croyante et pratiquante. Elle ne se maria pas. Elle a vécu au Chili où elle est morte il y a deux ou trois ans à peine âgée de plus de 90 ans.

Le plus jeune frère, Adolphe, était ouvrier dans la métallurgie quoique pâtissier de profession. Après la guerre il se maria avec une camarade de travail de Marie Jeanne : Denise [18].


La famille Didier. Paulette assise au 1er rang.

Ils eurent 2 enfants en France, Georges et Paulette [19]. Ils en eurent trois autres en Amérique que nous ne connaissons pas. George et Paulette eux sont revenus plusieurs fois en France.

Paulette mariée à un médecin [20] doit avoir cinq enfants dont deux sont nés en France au cours d'un séjour que son mari fit en France dans les services de pédiatrie [21] dans le cadre de l'Organisation mondiale de la santé.

Georges est aussi marié, père de plusieurs enfants. D'abord prospères ses affaires ont périclité au moment du règne socialiste de Allende [22] et après pour remonter la pente du délabrement économique du pays. Mais aux dernières nouvelles ses affaires paraissent s'arranger et il se promet de revenir nous voir en France. En France les Didier habitaient un modeste appartement rue Mérentier. Quand nous allions les voir nous étions un peu écœurés ma sœur et moi par le manque de propreté du logement. Et si le père Jacques était seul à la maison, il ne risquait pas de nous ouvrir car harassé par son travail de la semaine il dormait comme une souche.

La cousine Allemand

Du coté de maman nous fréquentions encore une vieille cousine, Mme Allemand. C'était une Roure [23], de parenté directe avec maman. Venue à Marseille comme bonne, elle travaillait chez un commerçant qui possédait le magasin de maroquinerie le mieux achalandé de Marseille, angle rue Haxo, rue du Jeune Anacharcis et habitait rue St Ferréol. Il l'avait épousée à la fin de sa vie et lui avait laissé sa fortune. Il avait été juge au Tribunal de Commerce de Marseille et sa photographie en costume de magistrat trônait dans la salle à manger. Elle gérait en même temps le magasin de maroquinerie où elle employait en (.. ) une autre cousine, Amélie. Nous sommes allés souvent dans ce magasin. Nous jouions avec ma sœur dans l'entresol rempli de malles, de valises qui sentaient bon le cuir neuf mais toujours un peu inquiets de la solitude qui y régnait. Dans l'arrière boutique il y avait une espèce de salon obscur, mais décoré de fort jolis tableaux à l'huile qui révelaient le goût de leur propriétaire. C'est là que j'ai pris le goût de la peinture en contemplant ces marines et ces paysages provençaux.

Un certain M. Pareira venait chaque jour vers 6h [24] faire la caisse. C'était un "Monsieur" qui nous intimidait beaucoup par ses airs de bourgeois.

Je n'aimais guère la tante Allemand qui se moquait de moi en me traitant de «mitacuit» car j'étais souvent malade.

Aussi un jour où ces dames s'étaient trompées dans leur caisse et en avaient parlé devant moi je m'empressai de signaler la chose à M. Pareira. Ces dames me traitairent de mouchard, mais moi je savourai ma vengeance.

Rose Farine

Mathilde [25] avait deux sœurs, une qui était bossue et faisait office de cendrillon, l'autre était aussi vendeuse je crois et je pense qu'elle n'avait pas une vie très rangée. Elle fréquentait notamment un artiste marseillais qui eut son heure de célébrité, Gaby DesLys [26]. Rose [27] c'était son nom, épousa par procuration au début de la guerre de 1914 un certain M. Farine qui avait deux enfants, Charles et Lucienne. Nous ne le connûmes pas car il devait être tué à la guerre les premiers jours de septembre 1914. Rose eut le mérite d'élever ces deux enfants seule. Mon frère Jean a continué à les voir régulièrement. La fille Lucienne qui avait un genre évaporé épousa finalement un médecin militaire et mena une vie très respectable dans un coin retiré de l'Ardèche où mon frère va lui rendre quelque fois visite quand il passe dans l'Ardèche.

Les cousins Gigan


Famille Gigan

Nous fréquentions aussi régulièrement d'autres cousins de maman, une Roure [28] aussi venue à Marseille comme bonne chez un M. Gigan qui finit par l'épouser, il lui donna deux enfants : 2 filles [29] Claire, l'aînée et Madeleine [30], que nous appelions familièrement Mado, à peu près de notre âge. La cousine Marthe [31] ne brillait pas par son intelligence et l'on s'en moquait dans la famille. Mais M. Gigan lui avait légué une fortune confortable dont des mines d'ocre dans le Vaucluse dont elle parlait souvent. Elles habitaient au 1er étage d'une maison, allées de Meilhan en face du kiosque à musique. L'ameublement était cossu et il y avait même des tableaux du peintre marseillais Monticelli dont je n'appréciais pas la peinture assez (.. ) mais qui [avaient] déjà une grande valeur.

Nous y allions souvent et passions d'agréables après-midi avec nos cousines et une amie Elisabeth Mouren qui fréquentait leur pensionnat. Mon cœur balançait entre Elisabeth et Mado. Je me décidai un jour à écrire une lettre à Elisabeth à qui je déclarai mon amour. Quelques temps après ne voyant pas de réaction je lui demandai si elle avait reçu ma lettre. Mais elle fût fort étonnée. Les parents de l'époque ne plaisantaient pas sur ce sujet, surveillaient la correspondance de leurs filles. Les parents d'Elisabeth avaient dû intercepter la lettre et son contenu. Elisabeth est morte de la maladie de Parkinson m'a dit ma sœur.

Mado est morte [32] aussi il y a un an ou deux. Elle ne s'était jamais mariée et je suppose qu'elle devait aussi m'aimer et qu'elle fût malheureuse quand elle sut que je me mariais.

Claire a épousé un assureur, a eu des enfants, est toujours en relations avec Henriette. Pour moi je n'ai plus eu aucun rapport avec ces cousines depuis mon mariage. C'est que j'ai quitté Marseille presque aussitôt après et puis il y a eu la grande coupure de la guerre [33] pendant laquelle nous avons vécu repliés sur nous mêmes, spoliés, expulsés d'Alsace, ballottés d'un poste à l'autre, avec quatre naissances et quatre enfants à faire vivre et à protéger.

Je me fais parfois reproche d'avoir rompu tous les ponts avec les cousines sans vraiment [de] raison valable et je me demande ce qu'elles ont bien pu penser de ma conduite.

Les cousins Signoret

Comme cousins plus éloignés il y avait la cousine Signoret que nous appelions de son nom de jeune fille Marie Bouclier. Elle avait déjà plus de 70 ans. C'était une personne fluette, toute menue toujours habillée de noir comme il se devait, toujours maladive mais toujours vivante on disait d'elle piou piou toujou viouce qui voulait dire «le petit oiseau vit toujours.»

Nous avons connu son mari Signoret. Je n'ai de lui que le souvenir de l'avoir vu une fois à la Vieille Chapelle où ils habitaient. Il ne faisait rien, si ce n'est des cerfs-volants. Je crois qu'il nous fit cadeau d'un. De la maison où ils habitaient je ne me souviens que d'une cour où s'entassaient des tonneaux de vin vides.

Après sa mort la cousine vint habiter dans un petit immeuble dont elle était propriétaire à la gare du Prado.

Elle habitait là avec sa belle fille, Pauline, femme forte en gueule qui était une ancienne repasseuse. Le fils unique devait être une belle " barouille [34]. Maman racontait qu'à son mariage, âgé de 5 ou 6 ans il s'était énivré, à 20 ans il partit de la maison en emportant les bijoux de sa mère. Il se mit à naviguer comme tous les marseillais qui ne savaient que faire. Je ne me souviens pas de l'avoir jamais vu.

La cousine Marie vécut jusqu'à un âge très avancé. Sa belle fille avait coutume de dire au début de l'hiver «grand-mère passera encore l'hiver.» Mais un jour elle ne vit plus le printemps.

Elle avait aussi son jour. Nous y allions avec maman, on y rencontrait madame Dame. C'était l'ancienne femme de ménage de la cousine Bouchut. Son mari avait avant la guerre (celle de 1914/1918) un petit atelier de réparation de vélos. Pendant la guerre il monta un atelier de fabrication d'obus. Il fit fortune et devint propriétaire d'une importante fonderie marseillaise.

Elle venait dans sa voiture automobile conduite par un chauffeur en livré. Sa fortune ne lui avait pas tourné la tête et elle était restée fidèle à son ancienne patronne. Je suppose qu'elle devait l'aider matériellement.

Nous y rencontrions aussi la cousine Eyguezier [35].

C'était une personne âgée de taille assez grande, vêtue aussi de noir. Elle avait été institutrice, son mari également [NDLR instituteur]. Mari et fille étaient morts de la grippe espagnole [36] pendant la guerre.

Elle habitait un appartement rue Haute Retonde je crois près du Palais Lonchamp. L'appartement donnait sur la gare Saint Charles ce qui était une distraction quand nous allions la voir.

Son père devait être architecte ou entrepreneur maçon. Elle racontait que le frère était chanteur à l'Opéra. Le père craignait sa visite car c'était toujours au retour d'une tournée et il avait dû mettre ses costumes de scène au Mont de Piété [37]. Et il venait taper [38] son père pour pouvoir payer ses dettes.

Les employés du père, dès que celui-ci avait le dos tourné lui demandaient de leur chanter quelque chose, ce qu'il faisait sans se faire prier mais pendant ce temps là le travail ne se faisait pas.

C'est le même cousin qui racontait qu'un cousin se rencontrant avec un autre cousin lui posait la question : «As pavis su la Canebière questo bel monsieur qui fumait un cigare comme aco ?» le cousin : «Nani es qui ère ?»

L'autre répondait fièrement : «en iou»(c'était moi).

C'étaient là des parents du côté de mon père. Il y avait encore le cousin Viala. Il avait été sous officier de carrière dans l'Armée d'Afrique [39], chez les zouaves. Comme tous les coloniaux il avait épousé une femme, Madeleine, qui donnait l'impression d'être une cocotte [40] et qui devait l'être. Ils avaient une fille unique, Gilette qui suivait un peu les traces de sa mère. Elle était très gaie et sa chambre était remplie de poupées. C'est à elle que le père disait quand ils venaient nous voir : : «tu vois ici la pièce de 5 francs doit être partagée en 3 (nous étions 3 enfants) alors que toi tu l'as à toi seule.» Quand Gilette fût en âge de se marier, sa mère scandalisa maman en lui disant un jour qu'elle ne pourrait pas se marier avec un certain cousin car elle avait couché avec lui. Elle épousa un nommé Ranci qui était dans le transit maritime et violoniste aux «Concerts classiques» rue Paradis. Le mariage ne fût pas heureux. Il y eu une fille qu'on envoya à une nourrice dans les Htes Alpes. Il y eu divorce et finalement Gilette gagnait sa vie en donnant des leçons, elle qui avait comme niveau qu'un brevet simple. J'ignore ce que sont devenus les enfants.

Des cousines et encore des cousines

La maison des cousines «boudins» ou le rêve évanoui


La famille. 2e rang, Marius à gauche, Louis à droite

Il y avait la «cousine des boudins», qui habitait à St Henri [41], une petite maison ouvrière. On l'appelait comme ça parce que le mari faisait des boudins. Était-il charcutier ? je ne sais. Nous n'allâmes pas le voir plus de 2 ou 3 fois. Il y avait celles que nous appelions les «Tabarettes.» Deux sœurs qui vivaient dans une petite maison dont elles étaient propriétaires à St Barnabé [42]. Là où le chemin se partageait [en deux NDLR] pour aller l'un vers St Julien et l'autre vers les Caillols, c'étaient Cité (Felicité) et Adelaïde. Cité n'était pas mariée. Elle piquait des couvertures provençales pour vivre et à l'occasion servait les Rostand d'Ancezune [43]. Adelaide avait été mariée, mais le mari avait disparu sans laisser d'adresse.

Maman aurait bien aimé se faire attribuer leur maison, car son rêve fût toujours d'être propriétaire de son toit, rêve qu'elle ne réalisa jamais.

Je l'ai dit mon père pouvait avoir à son laboratoire du sucre, de l'huile, du savon et ma mère en fit un peu profiter ces deux vieilles femmes pendant la guerre quand ces denrées essentielles vinrent à manquer. Elle fût déçue lorsqu'un jour elle appris qu'elles avaient donné la maison en viager.

On sort de la famille


Avec la famille Virat

Il y avait une cousine qui habitait Hyères et qui était impotente, toute déformée par des rhumatismes. Nous allâmes la voir une fois. Maman avait quelques amies en dehors de la famille. Parmi elle Mme Virat et son mari, une famille d'instituteurs qui eurent deux filles, avec qui on entretenait des relations assez espacées mais durables puisque la famille Virat vint encore passer des vacances avec nous à Theys [44] vers 1922 ou 23. Une autre connaissance était madame Nicolas qui avait deux filles dont l'une épousa un employé aux Tramways de Marseille qui était chef du dépôt des Chartreux [45].

On se moquait un peu d'elle car elle avait toujours mal aux pieds. Elle vint passer un été à Theys [NDLR dans la vallée du Grésivaudant au Nord de Grenoble] et son mal aux pieds l'empêchait de marcher ce qui nous la faisait un peu mépriser.

Chez elle, j'étais surtout intéressé par un boudha chinois qui hochait la tête, une de ces pacotilles comme les navigateurs en rapportaient de leurs voyages au long cours.

La famille Martinand, papa et la chimie


Louis avec les Martinand ?

Dans cette galerie de gens que nous fréquentions, je dois réserver une place à la famille Martinand quoique nos relations n'avaient pas été exactement d'amitié.

M. Martinand était un homme grand, un peu voûté avec une grande barbe grisonnante. Il était chimiste et poursuivant des recherches personnelles dans l'attente d'une application industrielle qui lui apporterait la fortune. Il avait acheté une grande propriété à Saint Loup [46] et avait aménagé la serre, une bâtisse vaste au milieu de la pinède, en laboratoire. Papa travaillait avec lui et y passait souvent ses soirées et ses dimanches. Dans le bâtiment de la ferme il avait transformé un hangar en atelier où il fabriquait des levures de vins sélectionnés, qu'il vendait dans le Midi, en Algérie et même au Proche Orient pour la fabrication du vin. C'était la mise en application industrielle ou semi industrielle des théories de Pasteur sur la fermentation et les microbes. Papa prétendait que c'était grâce à ce procédé qu'un vignoble algérien avait pu se développer. Il était aidé par un homme à tout faire, Charles, qui m'étonnait beaucoup car il avait un œil rouge et la paupière tombante. De plus étant protestant, comme son patron, il disait qu'il prêchait au Temple de la rue Grignan le dimanche, ce qui me paraissait curieux, à moi catholique, qui croyait cette mission réservée aux prêtres en soutane. Mme Martinand était une personne fluette, au teint pâle, à la voix faible qui parlait avec distinction. Elle avait deux filles, Juliette l'aînée qui poursuivait des études de médecine, qui devint médecin et se maria avec un médecin suisse mais pratiquant en France, l'autre Coucou, plus jeune qui fréquentait les Beaux Arts et sculptait. Elles avaient des gouvernantes allemandes (Theclka) qui leur enseignaient l'allemand, devaient parler anglais (elles appelaient leur chien Toy). Le tout m'en imposait beaucoup et je me sentais gauche et mal léché devant ces bourgeoises distinguées, rigides comme tout protestant, nous manifestant une gentillesse plutôt condescendante.

Maman les détestait parce qu'elle trouvait qu'elles exploitaient papa et l'attiraient hors de la maison. Quoiqu'il en soit nous allions souvent le dimanche dans leur propriété à St Loup.

On y rencontrait un ami de Mme Martinand, Mr Carrier homme de haute stature puissant, qui était directeur au Ministère de l'Agriculture.

Je suppose que c'est lui qui soutenait la famille. Lorsque M. Martinand mourut, M. Carrier épousa sa veuve.

Plouf à Ste Marguerite, tramway et nez cassé

Je mentionne encore une dame, madame Sidole qui habitait à Ste Marguerite. C'était encore une veuve. Elle recevait dans une grande pièce au rez de chaussé qui avait les dimensions d'un magasin et qui peut être en avait été un. La maison donnait sur la rue et derrière se trouvait une grande cour avec un lavoir comme on les faisait à l'époque, un a hauteur de la taille et l'autre assez bas pour laver à genou. Les rebords en étaient en plan incliné. On nous envoyait jouer là pendant que ces dames papotaient. Un jour d'hiver, je devais avoir six ou sept ans nous jouions avec Henriette dans cette cour. Pour l'épater je sautais d'un bord à l'autre du bassin bas qui était rempli d'eau. Ce qui devait arriver arriva, je tombai dans l'eau et j'eus mes pantalons et mes jambes, entourées de molletières comme en portaient les soldats, tout trempés. Je ne voulai rien dire à ma mère. C'est Henriette qui vendit la mèche et il fallut bien faire sécher le tout devant la salamandre qui chauffait la pièce avant de partir.

Un autre jour quittant la maison de Mme Sidole et apercevant le tramway à l'arrêt sur le point de partir nous nous précipitâmes. Mais arrivés au tramway je trébuchais sur le marche pied et me cassait la cloison du nez. Je hurlais pendant tout le trajet de retour. La chirurgie esthétique n'existait pas encore. Je gardais ma cloison déformée ce dont j'ai souffert toute ma vie, ayant de la peine à respirer par le nez, d'où maux de gorges à répétition [47].

Fin de la galerie de portraits

Pour terminer cette galerie de personnages je parlerai encore de la cousine qui était portière au couvent des Eygualades. Nous y allâmes une fois ou deux. L'aumônier prétendit me faire servir les vêpres, ce que je fis avec répugnance car je ne savais pas les gestes à faire et je fis tout de travers, ce qui blessa mon amour propre.

Lorsqu'il fût question d'y retourner, j'étais beaucoup plus âgé, je prétextai des devoirs à faire pour rester à la maison. J'eus ce jour là une terrible rage de dents et ma mère ne manqua pas de me faire observer que le Bon Dieu m'avait puni.

Le marché aux légumes

Les cochons de St Loup

Ma mère allait s'approvisionner en légumes frais chez les maraîchers à St Loup. C'était une banlieue [composé ? pg 38 dernier alinéa] d'un petit village autour d'une église où passait le tramway qui allait à la Barasse et de grandes «campagne» entourées de hauts murs auxquelles on accédait par des «traverses» sur lesquelles s'ouvraient parfois des retondes et des grilles et portails en fer forgé qui donnaient accès à ces propriétés.

L'intérieur de la petite maison de paysan qu'habitaient les Laurent était meublé sommairement, la cuisine sombre et enfumée avec de petites ouvertures. Plus tard elle me rappelait des descriptions de Georges Sandou de Flaubert.

Le bâtiment de ferme comprenait une écurie car les légumes étaient transportés au marché de la Plaine [48] à Marseille en aumôniere à cheval. Je n'entrais pas dans les écuries. Mais il y avait aussi les loges à cochons, avec une dizaine de porcs. C'étaient de petits hangars bordés vers l'extérieur d'un mur et à hauteur d'homme, une rigole courrait le long du mur au ras du sol où l'on mettait la nourriture et les bêtes pouvaient passer leur groin sous le mur et pour venir manger leur pâtée de son. Nous aimions avec Henriette les exciter, piquer leur groin avec un morceau de bois et entendre leurs grognements.

La propriétés des grands bourgeois

Il y avait sous un hangar un lavoir à deux niveaux comme partout en Provence et les femmes lavaient les légumes avant de les ranger dans des «gouarbes [49] », des corbeilles ou des «barrastes» corbeilles très hautes qui partiraient la nuit pour le marché.

Puis c'étaient les carrés de légumes, bien entretenus, arrosés la nuit par des rigoles qui amenaient l'eau du canal, petite dérivation du Grand Canal qui courait tout autour de Marseille à une certaine hauteur et amenait l'eau de la Durance.

Une autre partie était en prés et au milieu il y avait la «bastide» rectangulaire de deux étages, où demeuraient les propriétaires quand ils venaient, car c'était comme pour toutes ces propriétés de grands bourgeois marseillais. Nous n'avions pas le droit d'aller dans cette partie de la propriété mais parfois quand nous étions sûrs de n'y trouver personne nous allions en hiver cueillir des nèfles sur des néfliers.

Les bonnes recettes de ma mère

Quels beaux légumes frais ma mère rapportait de cette campagne [50] et quelle bonne cuisine elle nous préparait ! Des soupes de pomme de terre, cardes, navets, poireaux, salades, céleris, épaissies où la cuillère tenait debout, qu'on arrosait d'huile d'olive et que l'on parfumait au cerfeuil.

L'été les tomates, aubergines, courgettes, fleurs de courgette (que l'on mangeait en beignets. ) Tomates frites à la poche dans l'huile d'olive, les aubergines et les courgettes que l'on coupait en rondelles, saupoudrait de sel, elles rendaient leur eau, on les pressait bien dans la main pour leur faire rendre toute leur eau et on les jetait dans l'huile chaude.

Aubergines, courgettes, tomates pouvaient être aussi mangées farcies avec de la viande de porc hachée. Nous nous régalions.

L'hiver était moins prodigue. On pouvait avoir du gratin de courge, que nous détestions, Henriette et moi, choux fleur ou des épinards qu'il fallait laver à grande eau.

Contrebande des œufs et coupe gorge

On rapportait aussi des œufs frais, roulés dans des morceaux de papier journal pour éviter la casse. Il y avait encore un octroi [51] autour de Marseille et il fallait payer un droit pour transporter les œufs. La guérite du préposé était sur notre chemin pour aller chercher le tramway à Pont de Vivaux et ma mère profitait du moment où le préposé avait le dos tourné pour passer ses œufs sans payer. Ces chemins n'étaient pas empierrés, encore moins asphaltés. En hiver on avait de la boue jusqu'aux genoux et en été on était couvert de poussière. Pour arriver au tramway on devait passer par une traverse qui cheminait entre de hauts murs et de hautes palissadess de bois qui clôturaient une verrerie, la verrerie du Queylard, d'un côté et je ne sais quelle fabrique de l'autre côté.

On entendait les bruits des ouvriers au travail. La traverse était poussiéreuse, d'une poussière de scories de charbon en été et un cloaque en hiver. L'endroit était sinistre et ressemblait à un coupe-gorge. Si l'on ajoute qu'il y brûlait toujours un tas d'ordures et qu'il y régnait une fumée âcre on comprendra que je n'aimais pas beaucoup l'endroit. On passait vite.

Histoires de feu, de pipes et d'escargots étouffeurs

Quand je sus lire, je lus un jour dans un journal d'enfant l'histoire d'ouvriers qui essayaient de se sauver d'une fabrique en feu et une image représentait un ouvrier passant sa tête à travers les planches d'un hangar tout pareil à celui qui bordait cette traverse. Depuis cette image s'associa dans mon esprit à cette traverse et je craignais encore plus de l'emprunter c'est au Pont de Vivaux que se trouvait la fabrique de pipes en terre Bonneraud. Mes parents avaient passé là un été dans un logement en location et nous y retournâmes une fois ou deux.

Il y avait un grand tas de terre d'argile de couleur rouge dont on faisait les pipes. On était autorisé à prendre celles qui présentaient quelques défauts et ne pouvaient être vendues.

Nous avions ainsi à la maison tout un assortiment de ces fourneaux de pipe que l'on emmanchait à un tuyau de roseau, qui représentaient les personnages les plus divers, depuis la tête de Napoléon III jusqu'à celle du zouave avec sa chéchia du sénégalais, ou une tête de mort grimaçante.

C'est dans cette propriété que j'ai failli mourir étouffé comme on me l'a raconté plus tard. On m'avait mis sur une couverture dehors sur la terrasse. Je ne marchais pas encore. M'ayant perdu de vue un moment ma mère me retrouva étouffant. Elle me pris par les pieds et me secoua la tête en bas et je restituai l'escargot que j'avais mis dans ma bouche et qui m'étouffait.

Le maraîcher de Château Gombert

Lorsque M. Laurent mourut ses filles quittèrent la campagne et nous n'allâmes plus chercher les légumes à Saint Loup. Maman le regretta beaucoup car les légumes étaient bon marché et on nous faisait cadeau de tout ce qui n'était pas de 1er choix.

On se tourna alors vers un autre maraîcher qui avait une campagne à Château Gombert. [52]

Sa femme était la fille d'un cultivateur que mes parents connaissaient et qui exploitait dans les premiers temps une propriété de Château Gombert. C'était au delà du canal et la culture était toute différente, essentiellement celle du blé.

Mais la mère mourut, le fils aîné tomba à la guerre dès les premiers jours de septembre 1914. La fille se maria avec un maraîcher, emmenant avec elle son père, cassé en deux pour avoir trop longtemps penché son front vers la terre et son plus jeune frère.

C'était une toute petite exploitation mais chaque m2 du terrain était utilisé. Marie Mouren n'avait pas la générosité des Laurent. Elle faisait payer ses légumes, mais ils étaient frais et quand même meilleur marché que chez l'épicier. Après la mort de maman, Henriette continuera à aller s'approvisionner chez elle, au moins jusqu'à la guerre [53].

Le boulevard Notre-Dame

L'immeuble du 95


Marseille. L'immeuble du 95 Bd Notre-Dame
J'ai déjà décrit l'appartement. L'immeuble était neuf. Nous emménageâmes alors qu'il n'était pas encore entièrement terminé. La porte d'entrée au rez de chaussée n'était pas encore en place et il n'y avait qu'une palissade de planches.

Le Bd venait à peine d'être percé pour rejoindre le Boulevard Vauban. La carrière de pierres était toujours en exploitation. À longueur de journée on entendait les pics des carriers qui creusaient des fourreaux de mine au flanc de la colline [54]. À la fin de la journée ils les remplissaient de poudre, recouvraient le tout d'un amalgame de fils de fer avec des roches par dessus et y mettaient le feu. Des ouvriers se portaient sur le boulevard pour arrêter la circulation et soufflaient dans une trompe pour avertir du danger.

Notre immeuble était situé sur le côté gauche [55] du boulevard. Après nous il y avait encore une butte de terre surmontée d'un pin avec une petite masure. La nuit on entendait parfois une chouette qui nichait dans l'arbre.

Après commençaient les maisons du Boulevard Vauban. Pendant la guerre le terrain-vague qui nous jouxtait fût construit : on y érigea un hangar où l'on tournait des obus. Après la guerre cet atelier fût transformé en garage et plus tard on y construisit un grand immeuble. Cette usine avait été créée par un fabricant de bouchons de liège qui avait des petits ateliers dans la rue Montevideo sous nos fenêtres de derrière.

Quand les carrières ne furent plus exploitées, le terrain libre fût transformé en jeu de boules et un petit café s'installa sur le fond du terrain.

L'immeuble était habité par la propriétaire, madame Bernard et ses filles. Rose qui demeura célibataire et Marguerite qui épousa un tenancier de bar, M. Parisi. Elle on l'appelait la «cocotte», car sa vie ne devait pas être très exemplaire. Mme Bernard mourut mais Mlle Rose continua à habiter la maison jusqu'à sa mort, pendant ou même après la guerre.

Beaucoup de locataires se succédèrent dans l'immeuble. Il me souviens avec précision d'un couple de vieilles personnes réfugiées du Nord pendant la guerre [56], Mr et Mme Duhameau. La conversation de Mme Duhameau se bornait à nous demander l'heure qu'il était à chaque rencontre. Elle nous donnait beaucoup de cartes postales qu'elle recevait du Nord et j'ai ainsi l'image de toutes ces villes et clochers, mutilés par les obus et la mitraille, quand plus tard je suis allé à Noyon ou à Laon ce sont ces images qui me revenaient à l'esprit.

La maison changea plusieurs fois de propriétaire, le dernier en date habitait Paris ne venant que très rarement. Après la guerre l'immeuble a été vendu par appartements.

L'école et mon goûter

1913 fût l'année de ma première année d'école. Le 1er octobre je rentrais à l'école communale de la rue Beaujour. Elle était située dans une ruelle étroite qui partait de la rue Breteuil [du] coin du Bd Vauban et redescendait sur la rue Stanislas Torrens. Car elle était montante, caillouteuse et la roche affleurait.

Ça avait été une école religieuse, laïcisée en 1905, car elle jouxtait l'œuvre Don Bosco qui ne comprenait plus que des ateliers de formation professionnelle, c'étaient quatre grandes bâtisses qui enfermaient une cour carrée dans laquelle poussait un malingre acacia. Des préaux couraient tout autour. Le tout était sombre et rébarbatif. Mes camarades étaient des enfants de familles modestes du quartier jusqu'au bd Vauban, fils de navigateurs, d'ouvriers du port, de petits commerçants. J'étais assez dépaysé au milieu d'eux, car j'étais chétif, sujet à toutes les maladies infantiles et intimidé par leur bonne santé débordante. Ma mère me donnait mon goûter pour quatre heures ce qui suppose que je devais sortir à la fin de l'après midi. Les premiers jours elle me donnait de grandes tartines de pain avec une délicieuse compote de pommes mures et sucrée à souhait. Un petit camarade s'étant aperçu de ce goûter appétissant, lui qui n'en avait pas et dont la mise modeste disait la pauvreté de son milieu, me dit le 2e ou le 3e jour, «si tu ne me donnes pas ton goûter je te tue.» Effrayé je lui donnais mon goûter et le même manège continua les jours suivants. Ma mère s'avisa de me demander si mon goûter avait été bon. À ma mine gênée elle me pressa de questions et je dus avouer que je donnais mon goûter, à compter de ce jour ma mère me donna deux goûters.

Il s'appelait Nari à partir de ces incidents, les camarades se montraient plutôt maternels envers moi, sentant ma faiblesse. Dans la cours il n'y avait pas beaucoup de place pour jouer. On courrait ou on jouait à saute mouton. M'étant hasardé à ce jeu je faisais le mouton, un camarade me sauta sur le dos un peu violemment et j'allais heurter du front le mur auquel je m'appuyais me causant une bosse au front. Ma mère crut que je m'étais battu, me gronda très fort. De sorte que je ne me hasardais plus à ce jeu.

Le jeu des noyaux de cerises

Au printemps, un jeu plus tranquille avait ma préférence. Il se jouait avec des noyaux de cerises. On découpait dans une boîte de pâtes Scaramelli des petits orifices avec un chiffre, deux, cinq, dix etc. Le jeu consistait à lancer dans ces trous, des noyaux de cerises d'une certaine distance. Si l'orifice était manqué le noyau allait au propriétaire de la baraque, sinon c'était à lui à verser au joueur le nombre de noyaux inscrits sur la boîte.

Seuls on jouait à tresser des bouts de laine sur un bouchon [57] percé d'un trou en les entrelaçants sur des épingles plantées dans le bouchon. On pouvait ainsi réaliser des tresses assez longues.

Les plus hardis prenaient des mouches qu'ils enfermaient dans un trou creusé dans un bouchon des épingles jouant le rôle de barreaux.

Les maladies infantiles

J'allais régulièrement en classe jusqu'au début novembre puis je prenais une de ces maladies d'enfant qui était fréquentes [58] à l'époque et je ne retournais pas en classe avant les beaux jours.

J'eus ainsi : oreillons, coqueluche, varicelle, scarlatine, fièvre typhoïde etc.

Je rattrapais vite le niveau de la classe et je n'ai jamais redoublé de classe. Une année ne pouvant plus retourner en classe pendant plusieurs mois on me mit dans un petit cours privé en haut du Bd Notre-Dame donc près de la maison. Il y avait une cour minuscule et la classe ne comprenait que quelques élèves. Les cours étaient donnés par une brave maîtresse, vieille personne sans doute veuve. Elle faisait en même temps ses repas dans la cuisine attenante et la classe était envahie par l'odeur de l'ail et de l'oignon qui roussissait dans la poèle.

C'est là qu'un jour un peu plus turbulent que d'habitude je passai mon bras au travers du carreau, me faisant au poignet une profonde coupure dont j'ai gardé la cicatrice longtemps.

Nous apprenions à lire et à écrire en ânonnant le b. a. ba et nous commencions par l'écriture sur l'ardoise, ne prenant la plume que lorsque nous savions bien faire nos lettres.

Mon premier maître fût un brave homme, bien âgé, que la guerre avait épargné, qui avait la figure ronde et la petite taille d'un Bas-Alpin. Il nous apprenait des chants patriotiques : «Là haut sur la hauteur le clairon sonne la charge et les zouaves chant… » C'est tout ce que j'ai retenu.

Quant à lui nos aînés avaient fait une chanson que nous répétitions : «Père Valon monte en ballon, avec sa chèvre et son cochon.»

La guerre durant nous eûmes ensuite une dame qui avait fort à faire avec les petits gamins des rues qu'étaient la plupart d'entre nous. Quand le charbon vint à manquer on nous demanda d'apporter chacun un peu de bois et de charbon. Aussi chaque matin je partais avec une petite boîte de pâtes Scaramelli(bleu avec un ruban tricolore soulignant l'annonce du contenu) pleine de charbon de bois.

J'allais ainsi jusqu'à la classe du Certificat d'études [59] mais je quittais l'école avant pour entrer en 6e au lycée Thiers en octobre 1918.

La Grande Guerre

La déclaration de guerre et la mobilisation


Marius en uniforme ?

Je fis donc toutes mes classes primaires pendant la guerre. La guerre ! La grande guerre [60] de 1914-1918. On la sentait venir depuis longtemps et mon père qui avait fait une partie de son service militaire comme secrétaire d'état major à Lyon en parlait souvent. Un dimanche de juillet nous revenions de la Vieille Chapelle en tramway lorsque, place Castellanne nous entendîmes les crieurs de journaux annoncer l'assassinat de Sarajevo. Mon père déclara : «c'est la guerre.» quelques jours après c'était effectif. Mon père fût mobilisé comme garde territorial au 141e régiment d'infanterie. Il revêtit le pantalon rouge et la vareuse bleu[e] de son régiment avec le képi bleu et rouge. Il fût affecté à la garde du tunnel de la Nerthe [61]. Sa mobilisation ne dura que quelques jours et il revint comme «affecté spécial» à son laboratoire du Ministère des Finances. Cela fût surtout dû à son âge et à ses enfants [62]. Mais beaucoup de camarades restèrent mobilisés pour servir à l'arrière du front pour creuser des tranchées ou secourir les blessés jusqu'à la fin de la guerre.

La guerre vue de l'arrière

Ce fût pour nous tous une terrible épreuve bien que je ne compris pas encore bien ce que c'était la guerre.

On m'achetait des planches de soldats imprimés, d'épinal, que je découpais et collais sur des cartons. Je fabriquais ainsi des bataillons de soldats. D'un coup de main je les renversais et ils étaient morts mais se relevaient, ou plutôt je les relevais et les voilà à nouveau vivants. Je ne comprenais pas comment un homme pouvait être mort, détruit, disparu à jamais. Pourtant dans ces débuts de la guerre nous assistions souvent à des messes pour le repos d'amis ou de parents morts dans les premiers combats de 1914 où notre 141e fût tellement décimé.

La guerre engendrait dans l'esprit des gens la terreur superstitieuse des anciens temps. C'est ainsi qu'au mois de septembre parfois de grands nuages de vent se coloraient en rouge au moment du couchant les gens y voyaient le signe du sang versé sur les champs de batailles.

La guerre de mon frère Jean


Jean Joseph en uniforme de chasseur
L'année suivante mon frère Jean fût appelé sous les drapeaux avec la classe 1916. [63] Il fût mobilisé au 6e Chasseurs alpins à Nice, partit pour les Vosges et finalement fût engagé dans la Somme. Plus précisément dans le secteur de Bouchavesnes. Après plusieurs jours de silence nous reçûmes un mot griffonné sur une carte où il nous annonçait qu'il avait été blessé au pied. C'est moi qui lut la lettre à haute voix et maman commença par me gronder croyant que je lisais mal, mais elle dû bien se rendre à l'évidence. Heureusement sa blessure n'était pas trop grave et il se remit assez vite. C'était le moment où on constituait à Marseille une Légion Arménienne pour aller combattre en Egypte contre les forces du Sultan. [64] Il faut dire que Jean était devenu sergent. Il se proposa comme volontaire et fût accepté. Il échappa ainsi à l'enfer de Verdun et aux terribles combats de 1917-1918. Mais nous n'étions pas au bout de nos angoisses. Car il revint en permission après une période d'instruction dans l'île de Chypre et dû repartir. C'était l'époque où les sous marins allemands patrouillaient au large de Marseille et coulèrent un transport de troupes, à la sortie du port, je crois que c'était le Porthos. Les bateaux ne naviguaient plus qu'en convois escortés par des navires de guerre. Ils se regroupaient au large de l'Estaque. Jean repartit sur l'Athos. Comment apprîmes nous que le bateau était en rade dans l'attente d'un convoi ? Quoiqu'il en soit maman décida d'aller le voir. Nous partîmes pour l'Estaque. Là nous trouvâmes les demoiselles Seguy, des amis de Jean qui faisaient comme nous. Nous louâmes une barque et nous voilà partis pour rejoindre le bateau. Nous n'étions pas d'ailleurs les seuls. D'autres barques se dirigeaient aussi vers le convoi. Le pêcheur qui nous transportait était vigoureux mais il rama longtemps, plus d'une heure. Le soir venait. Nous passions à côte de grands bateaux étrangement vides et silencieux. Nous étions angoissés. Arrivés au bateau l'accès nous fût refusé, cela n'étonna personne. Nous n'eûmes même pas la joie d'apercevoir Jean à la rambarde et nous retournâmes dans la nuit. Les tramways circulaient feux éteints, toutes les lumières des habitations devaient être voilées et sur les vitres des tramways des placards portaient la mention : «Taisez vous, méfiez vous ! Des oreilles ennemies vous écoutent.»

Jean termina la guerre en Orient. La Légion arménienne était engagée sous les ordres du général anglais Allenby et remonta la côte depuis Alexandrie en Egypte jusqu'à Alexandrette au delà de Beyrouth, repoussant devant elle les troupes turques. Son rapatriement ne se fit pas sans mal. Il revint par l'Italie, débarqua à Brindisi, il remonta en chemin de fer jusqu'à Nice et Marseille à travers une péninsule en désordre.

Jean termina la guerre en Orient. La Légion arménienne était engagée sous les ordres du général anglais Allenby et remonta la côte depuis Alexandrie en Egypte jusqu'à Alexandrette au delà de Beyrouth, repoussant devant elle les troupes turques. Son rapatriement ne se fit pas sans mal. Il revint par l'Italie, débarqua à Brindisi, il remonta en chemin de fer jusqu'à Nice et Marseille à travers une péninsule en désordre.

La fin de la guerre

Depuis le mois de septembre nous sentions que la fin de la guerre approchait. Tous les peuples de la terre qui étaient venus, plus ou moins volontairement, combattre les Allemands, n'étaient pas venus pour rien. Combien en avions nous vu passer de ces régiments défilant dans Marseille musique en tête en débarquant des paquebots qui les avaient amenés, noirs de notre Afrique Française [65], sénégalais, marocains, algériens, spahis [66], malgaches, annamites aux dents laquées de noir, puis indiens, sikhs, cingalais, australiens, canadiens, américains.

Chaque jour les journaux annonçaient une nouvelle victoire. Nous avions découpé dans le journal une grande carte du front et nous piquions de petites épingles avec des drapeaux français, anglais, américains dans les nouvelles localités reconquises.

Le 11 novembre 1918 j'étais déjà au Lycée quand vers 11 h du matin il se produisit un grand bruit. Toutes les cloches de la ville s'ébranlèrent en même temps. Les sirènes des bateaux se mirent à mugir. Nous comprîmes que c'était la Victoire. Nos maîtres nous renvoyèrent chez nous. Sur le cours Lieutaud des troupes américaines défilaient, les soldats nous arrêtaient au passage pour nous embrasser; C'était la fin d'un cauchemar, c'était du délire.

Le lycée Thiers

Mes onze ans

Je venais d'avoir 11 ans.

Au Bd Notre-Dame notre vie d'enfant continua. Comme rue Cherchell. Rue Cherchell, lorsqu'il pleuvait nous frappions contre les murs pour faire cesser la pluie. Et la pluie finissait bien par cesser. C'était l'époque de la pensée magique. Au Bd Notre-Dame nous avions grandi, nous savions lire et écrire et nous aimions lire, moi au moins. Les restes de la pensée magique subsistaient sans doute c'est ainsi que j'aimais m'installer dans un des réduits qui se trouvait sous le «potager» pour abriter bois et charbon, où je me sentais isolé du monde. Mais ma sœur avait la fâcheuse tendance à vouloir partager ce refuge. Pour l'en dissuader je ne trouvais rien de mieux que de peindre sur les parois un long serpent, qui faisait le tour des trois murs et que j'avais voulu grimaçant et effrayant. Je ne me souviens plus si je réussi à préserver ce sanctuaire pour moi seul. Mais il y avait dans la cuisine un placard assez grand pour y mettre une armoire provençale, seul héritage de maman qui m'a d'ailleurs été volée à Mulhouse par les Allemands en 1940.

Un escabeau placé devant l'armoire et un léger rétablissement me permettait de grimper sur le sommet de cette armoire et de m'y installer confortablement. Je faisais un peu de menuiserie, je «fustigeais» disait maman (mot provençal voulant dire travailler le bois, les ébénistes étant des fustiers [67] ) mais surtout je lisais. C'est là que j'ai lu «Sans famille [68] », «Le Tour du monde en 80 jours», «Le journal du capitaine Coignet » etc.

J'aimais aussi beaucoup peindre et j'y prenais un vif plaisir. Je me souviens d'avoir peint ainsi la carrière et le Bd Notre-Dame sous la neige. Ce devait être dans l'hiver de 1914.

Ma première communion


Louis (debout), Henriette (Communion Solennelle.)

C'est en 1918 que je fis ma première communion. Comme j'étais souvent malade, maman avait négligé de me faire suivre les cours de catéchisme. Lorsqu'elle s'avisa que je devenais grand, elle alla trouver le curé de St Charles qui recevait aussi les enfants du lycée Montgrand [69] où Henriette était élève. Le chanoine fit bien quelques difficultés pour m'admettre à la communion après seulement une année de catéchisme. Il finit par accepter mais à la condition que je ne porte ni cierge ni bouquet comme tous les autres communiants. C'était une satisfaction bien dérisoire pour ce prêtre. Mais la chose était humiliante pour moi qui étais très orgueilleux et devait avoir des conséquences sur la continuation de ma pratique religieuse. Toutefois sur le moment ma foi n'en fût pas entamée. Je vivais une période de mysticisme et dans l'église vaste et sombre de St Charles quand assis sur nos prie-dieu [70] nous célébrions la messe, je m'attendais toujours à voir le Christ ressuscité descendre de la voûte qui très haut au dessus de nos têtes était vaguement éclairée par les vitraux.

Le lycée Thiers

En 1918 j'entrais en 6e au Lycée Thiers, en 6e A1. Je commençais le latin et l'allemand. C'était un grand changement et j'eus quelques difficultés au début. Papa me fit prendre des leçons particulières avec le professeur Mr Comtelli. Un homme mince, pâle et sévère, rigide même, mais juste. Je fis des progrès rapides et bientôt je pus me passer de leçons.

J'étais toujours en bonne place aux compositions. Mais j'avais devant moi 3 ou 4 cracks à qui je ne pouvais pas disputer les 2 ou 3 premières places. Comme nous restâmes ensemble jusqu'à la 1ere il en fût de même pendant toute ma scolarité et à la distribution des prix au début du mois de juillet je devais me contenter d'accessits qui ne donnaient droit à aucun livre, alors que les 1er et 2e prix croulaient sous leur poids. Une seule fois je reçu un prix de dessin industriel. C'était Ivanhoe de Walter Scott et tellement indigeste à lire que je n'arrivais jamais à la fin.

Mon père avait voulu que je fasse de l'allemand, à l'époque c'était la langue des scientifiques et pour lui qui était chimiste c'était celle qui était importante à connaître.

La guerre finissait et peu de parents dirigeaient leurs enfants vers l'allemand, qui souffrait de la haine que 4 années de guerre et une propagande sans doute nécessaire mais hargneuse entretenait dans l'esprit de la plupart des français. C'était au surplus une langue difficile mais je réussissais très bien.

Jusqu'à la seconde les mathématiques étaient très négligées, ce que je ne regrettais pas ayant assez peu l'intuition géométrique.

Arrivé en seconde je fus dirigé vers la section C, c'est à dire latin-sciences et je fus obligé de reprendre l'étude des maths.

L'algèbre ne me gênait pas. C'était une science de logique et nous avions un professeur à l'esprit clair qui rendait l'étude facile. Quand nous nous trompions dans nos démonstrations, il concluait par ces mots «et voilà pourquoi votre fille est muette.» J'avais beaucoup plus de peine avec la géométrie. Ce fût surtout en math-élém [71] que je souffris. J'avais un professeur Mr Martin, qui était abscons, rigide comme un protestant [72] qu'il était et qui prétendit me faire pénétrer la géométrie dans l'esprit par la force. Il prétendait que je pouvais très bien apprendre et que je n'avais qu'à faire l'effort nécessaire. Je passais mes dimanches et mes nuits sur des problèmes, je trouvais ou croyais peut être trouver des solutions aux quelles personne n'avait pensé, mais j'étais épuisé et dégoûté.

La classe de seconde, le baccalauréat et la gymnastique

En seconde, mon infortune avait continué car si quelques uns de mes anciens condisciples avaient bifurqué vers un autre baccalauréat, pour se destiner à des études de médecine ou de droit, aux fortes têtes étaient venus s'adjoindre celles du lycée Perier qui ne menait les élèves que jusqu'à la fin de la 3e.

Mais j'eus des professeurs de latin et de français excellents qui m'apprirent à aimer nos auteurs et les meilleurs auteurs latins. J'eus spécialement en 4e un professeur, barbu, ce qui était rare à l'époque, que nous appelions le fakir et qui nous faisait apprendre par cœur et réciter des dizaines et des dizaines de vers de V. Hugo, Lamartine, Musset, etc. Il nous initiait à la composition française avec sa forme classique, de thèse, antithèse, synthèse et conclusion en nous faisant découvrir une pensée pré philosophique.

Mais c'est en philo, car je fis ensemble math-élém et philo, comme tous les meilleurs élèves, que je découvris les délices de la pensée philosophique, la morale, la logique et surtout la métaphysique. Je fis aussi comme matière à option, l'esthétique [73]. J'étais timide, sensible, tendre. Je n'aimais guère Baudelaire dont je ne goûtais guère le réalisme, mais je faisais mes délices de Musset, surtout de Lamartine dont les élégies remplissaient mon cœur d'émotion.

Arrivé vers la seconde nous pouvions aller lire à la Bibliothèque Municipale qui était tout à côté du lycée, puis même emprunter des livres pour lire à la maison. Ils prétaient aussi de belles éditions romantiques dont je découvris plus tard le prix.

Je réussi mes deux baccalauréats sans problèmes et à l'occasion du 1er mon père m'offrit une magnifique montre en or [74] que j'ai toujours conservée. Lors j'aimais beaucoup l'étude et je me plongeais avec plaisir dans les livres. Ce que je ne pouvais pas supporter c'était la classe de gymnastique. Elle était dirigée par un ancien adjudant qui prétendait nous dresser à la discipline. Mais la gymnastique qu'il nous enseignait était languissante, elle se déroulait dans une cour entourée de hauts murs, triste à souhait où nous tournions en rond quand nous ne faisions pas des torsions ou des flexions. Quand nous défilions comme j'étais le plus grand de la classe j'étais toujours en tête, je suis gaucher alors qu'il criait «à droite ! » je tournais immanquablement à gauche, ce qui le mettait en fureur, un jour il me prit violemment, je tombais à terre et m'écorchait le genou. De ce jour mon père me fit exempter de gymnastique pour raison médicale.

La récrée, les copains, Blanchet l'esprit philosophique

Ce que j'aimais c'était la récréation de dix heures. Un marchand était autorisé à venir vendre quelques confiseries et j'adorais les pains au chocolat croustillants et chauds qu'il vendait.

En 6e on jouait dans la cour des petits [où des tournois?] où des élèves montés sur le dos d'un camarade s'affrontaient à se renverser. Les waters étaient rudimentaires, à la turque, fermés de l'extérieur par un simple battant de bois à mi hauteur et les copains s'amusaient à venir regarder par dessus cette porte rudimentaire quand on était accroupi là comme des sphinx, selon le mot de Marcel Proust.

Je ne me fis pas beaucoup d'amis au lycée car j'étais trop timide et je n'ai jamais eu un franc en poche jusqu'à l'âge de 17 ans. Quand les camarades commencèrent à sortir pour aller au cinéma p. ex. Je ne pouvais pas les suivre faute d'argent.

En 6e je me liais avec Claustre, un fils de pharmacien du bd d'Arenc, mais cette amitié fût sans suite. Je me plaisais aussi avec un camarade d'un tout autre genre nommé Blanchet . C'était le fils d'un professeur de philosophie, normalien mais mort très jeune. Sa mère qui était d'origine russe tenait un cabinet dentaire au bas de la rue Paradis. Blanchet était physiquement bien bâti mais intellectuellement il était profond mais lent. À 12 ans nous cherchions à remonter dans nos souvenirs pour savoir à quel moment commençait notre mémoire. Blanchet avait aussi un sens moral très profond. Le lycée était bordé par des hôtels qui hébergeaient des prostituées qui ne se gênaient pas pour faire le trottoir et nous lançaient des invites malgré notre jeune âge. Un jour Blanchet répondit à cette invitation. Il nous expliqua par la suite qu'arrivé dans la chambre avec la fille il lui dit qu'il n'était pas venu pour ça et il se mit à prêcher l'évangile alors que la fille insistait pour lui en donner pour son argent, car il avait naturellement payé la passe.

Blanchet était protestant ou au moins fréquentait un cercle évangélique de jeunes gens où il m'entraîna. J'y trouvais une amitié partagée et ne me souciais guère de savoir s'il s'agissait des protestants car ma foi si fervente qu'elle fût n'était guère enracinée dans le terreau catholique. Et puis nous étions habitués à cette forme de pensée et d'amitié évangélique, fréquentant la famille Martinand qui avait cette chaleur humaine que je retrouvais là, encore que chez les Martinand il y avait peut être aussi beaucoup de condescendance.

Blanchet et moi nous nous suivîmes jusqu'en khâgne. Il avait vraiment l'esprit philosophique. Mais quand je tombais malade nous nous perdîmes de vue. En khâgne j'eus aussi comme camarade un autre protestant Tric et un autre garçon dont le frère se préparait à être pasteur et qui je l'ai appris lors de sa mort récente fût député à l'Assemblée nationale.

Les prémices d'une histoire familiale compliquée

En 5e je rencontrai Raymond André, un grand garçon flegmatique, fils d'un huissier marseillais, originaire de Cuers qui avait fait ses premières classes à Toulon et qui avait suivi sa famille à Marseille.

Raymond ne connaissait personne et moi j'étais seul de sorte que nous nous sentîmes attirés l'un vers l'autre. Raymond était assez paresseux et apathique. Comment eut-il l'idée de fonder une équipe de football ? Naturellement j'en fis partie c'est à dire que je reçus une belle carte de membre, mais inutile de dire que je ne tapais jamais dans un ballon. On fit la connaissance de sa famille et nous allâmes quelque fois leur rendre visite. Ils habitaient un modeste logement, rue St Sébastien. Mr André avait été prisonnier pendant toute la guerre et il en avait rapporté une belle barbe qu'il garda jusqu'à sa mort.

Il n'était encore que l'employé de son père et il n'hérita de la charge d'huissier que plus tard.

Raymond avait une sœur beaucoup plus âgée que lui, qui avait la fraîcheur et la pétulance de la jeune provençale qu'elle était. Luce [75]. Elle chantait [rêvais ?] et fit la conquête de mon frère Jean qui devait l'épouser plus tard.

Ce furent les seuls amis que j'eus et il fallut que j'attende beaucoup plus tard pour trouver dans le milieu scout une amitié masculine.

Nostalgies marines

Les ballades du dimanche. La mer et le grand large


Fac similé du poème de Louis

Nous ne sortions qu'avec nos parents. Le dimanche quand il faisait beau si nous n'allions pas voir des parents ce qui était rare, nous faisions de grandes promenades à pied. Soit dans Marseille même où la colline de Notre-Dame de la Garde nous ouvrait des chemins bordés de hauts murs, des traverses comme on disait derrière lesquels les riches familles marseillaises avaient encore de grandes propriétés et par lesquelles on débouchait sur le Prado [76] ou sur la Corniche. Parfois on faisait le tour de la Corniche à pied. La route était étroite. Un tramway faisait tout le tour de la Corniche pour revenir au centre de la ville et repartir par le Prado.

Le spectacle de la mer était toujours fascinant pour moi, soit qu'elle fût calme et d'un bleu profond par les jours de beau temps, démontée et déferlant en hautes lames qui passaient par dessus le parapet de la route et nous inondai[en]t quand le mistral soufflait en rafales, soit le soir au soleil couchant quand le disque du soleil noyait de sang le ciel et les flots.

Plus tard quand je pus sortir seul je venais parfois m'asseoir sur un banc à la plage du Prado lorsque la chaleur du jour était tombée en été et que le soleil s'enfonçait dans la mer. Ceci surtout pendant les vacances d'été où ne quittions pas Marseille. Je dévorais là les livres de Pierre Loti, rêvais d'horizons au delà de l'horizon d'Afrique et d'Extrême Orient. Ce n'est qu'au soir de ma vie que je pus, un peu, satisfaire ce désir d'évasion et d'exotisme qui est au cœur de tout Marseillais.

Parfois aussi on allait sur la jetée, très loin jusque vers Saint Henri. La digue n'arrivait pas jusqu'à l'Estaque. Là on était plus en contact avec la mer. D'un côté le grand large avec ses paquebots qui sortaient ou entraient, très loin le grand phare du Planier, puis on les voyait comme une silhouette minuscule juste sur l'horizon, puis disparaître.

De l'autre côté à nos pieds, c'était l'enchevêtrement des coques, des mats et des cheminées des bâtiments qui arboraient tous les pavillons de la terre et venaient de tous les ports du monde. D'énormes grues plongeaient dans les cales pour y puiser leur chargement de marchandises de toutes sortes qui s'entassaient sur les quais, recouvertes de grandes bâches goudronnées en attendant d'être enlevées par de gros camions attelés à de solides percherons.

Puis c'était le bassin de radoub où les navires subissaient l'entretien et les réparations nécessaires. L'air résonnait du bruit des marteaux et du ronflement des chalumeaux soudeurs.

Tout sentait le goudron et la saumure. C'étaient les plus belles promenades. Le tour du Vieux Port avait aussi son charme au mois de février quand le soleil commençait à réchauffer l'atmosphère.

De plus petits navires de cabotage, le plus souvent à voiles venaient y décharger leur cargaison. Il n'y avait guère de bateaux de plaisance, quelques grands yachts généralement battant pavillon anglais ou nordique. Les barques nous emmenaient au Château d'If ou faire le tour des calanques ou simplement traverser le Vieux Port et débarquer sur la rive d'en face. Mais pour cela il y avait surtout deux petits bateaux à vapeur, immortalisés par Marcel Pagnol, on avait l'impression d'embarquer pour un long voyage quand le plancher frémissait sous vos pieds aux trépidations de la chaudière, que la cheminée fumait, que le sifflet retentissait et que le capitaine criait ses ordres dans le porte voix au chauffeur dans la soute. Sur le quai c'était un grouillement de gens de toutes les classes et de tous les pays, des promeneurs, des badauds, des marins de la marine nationale débarqués du contre torpilleur qui venait d'accoster au bas de la Canebière, ou d'un navire de guerre anglais, plus tard américain ; des pêcheurs raccommodaient leurs filets et les faisaient sécher au soleil. Des camelots vous vendaient des montres japonaises qui ne marchaient qu'une heure. Des cracheurs de feu, des avaleurs de sabre, des briseurs de chaînes faisaient leur numéro, c'était le grand farniente.


Le Vieux Port. Le pont transbordeur.
J'allais oublier le Pont Transbordeur, pont suspendu qui marchait à l'électricité je crois et qui pouvait passer les piétons et les véhicules du Fort St Jean au Fort St Nicolas, deux forts de Louis XIV qui gardaient l'accès de la passe donnant dans le Vieux Port. Pendant longtemps à la fin de la guerre, deux grands voiliers, cinq mâts, restèrent à quai devant la capitainerie du Port, reste de l'armement qui assurait le ravitaillement de la France pendant la 1ere guerre mondiale.

La campagne marseillaise

Quand nous n'allions pas à la mer nous prenions le tramway qui nous conduisait dans la campagne à la Barasse où il y avait de grandes pinèdes pour se promener, mais c'était un peu populaire, il y avait beaucoup de cabanes et pendant l'été, le débraillé le jeu de boules, le phonographe et l'apéritif y régnaient. «Les cabanounaïres [77] » étaient réputés pour être de bons vivants, populaciers. Nous n'aimions guère ce genre, à l'opposé les pinèdes du Redon étaient encore moins fréquentées et on y trouvait le calme, l'air à la senteur de résine et au printemps des asperges sauvages.

Une grande expédition était d'aller à Allauch [78]. Le trajet était vraiment long. Allauch était un village sur une colline d'où on dominait tout Marseille. C'était vraiment un petit village typiquement provençal avec encore des moulins à vent. Nous aimions y aller car on vendait des «suces miel», une spécialité de l'endroit, que nous sucions avec plaisir. De là on gagnait les Camoins. Il n'y avait plus de murs, les champs étaient libres, et au mois de janvier quand l'hiver était doux tous les amandiers étaient en fleur.

Les Camoins c'est le village de Marcel Pagnol ou plutôt la Treille à coté et il était bien comme il l'a décrit dans ses romans. Il y avait une source sulfureuse qui sentait les œufs pourris, ce qui n'était pas agréable. À la Valentine nous allions quelque fois écouter les vêpres au couvent de la Visitation. Enfin Aubagne était pour nous le bout du monde. Nous n'y allâmes jamais. Le tramway qui y conduisant avait les allures de wagon de chemin de fer. L'illusion était complétée par le fait qu'il partait du centre de Marseille, près de la Canebière par un tunnel qui passait sous la colline de La Plaine pour aller déboucher à la Gare de la Blancarde et empruntait ensuite une voie qui longeait la route nationale mais qui était empierrée comme les voies de chemins de fer et qui était interdite à toute circulation. Nous l'empruntions soit pour aller jusqu'au cimetière St Pierre, soit plus loin jusqu'à Saint Marcel. Nous n'allâmes à Aubagne qu'une fois, assez tard, ça nous sembla une véritable expédition.

Les musées

Un autre but de promenade était le jardin zoologique avec ses animaux : lions, tigres, éléphants, girafes, loups, zèbres etc. Tous ces animaux n'étaient pas présents d'une manière à faire oublier leur captivité, mais dans des cages aux barreaux solides, véritables prisons aussi tristes que celles des humains. Par là dessus il y avait l'odeur forte des fauves et les plaisanteries et les réflexions niaises des badauds. Quand je pus m'évader seul j'allais très souvent l'après midi au Parc Borely qui était vaste, bien entretenu et verdoyant avec une magnifique roseraie. À l'entrée des marchands de cycles louaient des vélos pour l'après midi. J'aurais bien aimé monter à vélo mais ma mère s'y opposa toujours de crainte que je me casse un membre. Enfin pour les dimanches de pluie il y avait le musée Longchamp, d'un côté musée de peinture de l'autre musée d'histoire naturelle. Le musée de peinture nous accueillait avec de grandes fresques de Puvi de Chavanne et représentant si je me souviens bien la fondation de Marseille par les Phocéens.

J'allais oublier le musée du Parc Chanot, musée provençal. Quand il fût rénové, il y avait à l'entrée une immense toile qui représentait le départ des Marseillais pour Paris en 1792. C'était une grande fresque du peintre Jean Lair dont je devais acquérir plus tard une huile représentant le vieux port et le transbordeur et une étude pour le paquebot «Normandie» représentant une avenue de New York avec ses grattes ciel et une petite église gothique [79] perdue au milieu. Les tableaux m'ont été volés en 1940 par les Allemands.

Les soirs d'été quand il avait fait chaud et que la nuit était encore brûlante on allait à la Pointe Rouge. Les remorques étaient de simples plateaux avec des bancs et des adossoirs qui pouvaient se déplacer pour être toujours dans le sens de la marche. On pouvait ainsi un peu profiter de la brise de mer qui apaisait un peu la chaleur et on rentrait vers onze heures. Voilà à peu près toutes nos distractions. On avouera qu'ainsi entre papa et maman, la vie était très monotone. Mais nous n'en connaissions pas d'autres et nous n'imaginions ni même souhaitions d'autres modes de vie.

Le linge de maison, Alexandre Dumas et le vieux Marseille

L'obsession fatale de maman

Les jeudis [80] se passaient en courses en ville quand nous n'avions pas de devoirs. Maman allait souvent voir un marchand de lingerie, rue d'Aix. On y vendait du drap au mètre et maman préparait un trousseau pour Jean quand il se marierait [81] et achetait pour elle même draps, serviettes de toilette, torchons, qu'elle accumulait dans une armoire, quand elle mourut nous trouvâmes ainsi une armoire pleine de linge de maison qui n'avait jamais servi. C'était un signe d'aisance qu'accumuler ainsi le linge de maison et c'était la seule richesse des familles modestes. Maman discutait inlassablement avec la marchande, elle s'appelait Mme Raybaud, des qualités des draps, des broderies etc. C'est là qu'assis sur les balles de draps j'ai lu tout les livres d'Alexandre Dumas que me prêtait un camarade.

Les provisions d'hiver

Bien avant la guerre (toujours celle de 1914-1918) maman allait faire ses provisions pour l'hiver chez un épicier en gros ou demi gros qui tenait boutique dans les quartiers derrière la Bourse. C'était encore vraiment le Moyen âge, des rues étroites, des maisons sordides, des boyaux sans air et sans lumière. On y achetait des lentilles, des haricots secs, du sucre, du café vert que l'on torréfierait nous mêmes à la maison, du savon, des morues séchées et salées qui pendaient au plafond. Tous ces légumes étaient dans de grands tonneaux de bois, les olives vertes conservées dans de la saumure. Il y avait aussi un horloger-bijoutier qui était le fournisseur si je puis dire des grands parents et où papa continua à aller.

Le vieux Marseille

Un jour tout cet îlot insalubre fût démoli. C'était peu après la guerre ou avant (?) mais ils ne furent jamais réellement reconstruits. Le terrain resta à l'état de terrain vague jusqu'au jour où grâce à des fouilles on découvrit le vieux port grec, ce qui ne plut pas beaucoup aux Marseillais car ils ne comprirent pas que ces vieilles pierres constituaient un ensemble archéologique comme on en trouve dans toute l'Italie et ailleurs qu'il fallait conserver sur place au lieu de construire, enfin, le quartier des affaires neuf digne de Marseille.

Il restait encore bien assez de vieilles ruelles et vieilles maisons derrière la mairie sur la hauteur qui domine le Vieux Port à l'ouest. Véritable dédale de rues sales, malodorantes, peuplées de pêcheurs, de travailleurs du port mais aussi de gens plus douteux.

La rue Bouterie était réputée pour ses prostituées qui guettaient le passant. Je n'y suis jamais allé. Le projet de démolition de ce quartier n'aboutit que pendant la guerre et l'occupation avec l'aide des allemands qui voulaient se débarasser de ces coupes gorges. Ce fût grand dommage car Marseille y perdit son cachet. Heureusement quelques rues subsistent que l'on restaure.

La foi et la pratique religieuse

La messe, la foi et les versions latines

Cette butte était dominée par les clocher de l'église des Accoules, le vieil hôpital de l'Hôtel Dieu et à la pointe, face au Fort Saint Jean le clocher de l'église Saint Laurent où nous allions quelque fois entendre la messe de Noël. Elle était dite en provençal et les pêcheurs faisaient l'offrande de leurs plus beaux poissons, au retour de leur pêche.

Il y avait aussi perdu dans le dédale des vieilles rues, une chapelle de Pénitents Noirs. Une fois par an ils faisaient dire une messe à laquelle ils assistaient tout vêtus de noir, la tête dans une cagoule qui ne laissait voir que les yeux, portant bannières et lanternes. Nous y assistâmes quelque fois. Pour d'autres Noëls nous allions à St Joseph, rue Paradis à l'angle de la rue Dragon. Le décor était différent. C'était une église de style classique Louis XIV que fréquentaient les riches bourgeois du quartier Paradis. Les ténors de l'Opéra chantaient à l'élévation «Minuit Chrétiens.» Quand les messieurs passaient devant cette église, ils se découvraient [82].

Les dimanches ordinaires nous allions à l'église de notre paroisse, Saint Philippe, rue Saint Jacques. C'était une église neuve sans cachet, bâtie au milieu des immeubles. Un dimanche des Rameaux à l'office particulièrement long, je me rongeais d'impatience à l'idée de la version latine qui m'attendait à la maison et je décidai de ne plus aller à la messe. Je n'y retournai plus jusqu'à l'âge de 20 ans. Ma foi était tombée bien que je me nourrissais encore de la lecture des évangiles dans une bible protestante que m'avait offerte les Martinand. J'emportais cette bible quand je partis pour la guerre. Je l'abandonnais sur une place de Montélimar, quand je me débarrassai de tout ce qui me gênait pour pouvoir échapper à l'avance des allemands [83]. Mais ayant retrouvé mon unité et les Allemands étant stoppés sur l'Isère, je pus retourner à Montélimar et retrouver ma bible. Qui se souciait dans cette grande débâcle d'un livre abandonné sur la route ?

De la semaine Sainte à la Toussaint, les bonnes recettes de ma mère

La Semaine Sainte, était à Marseille l'occasion de manifestations religieuses pleines de la dévotion théatrale des gens du Midi. Il y avait le Jeudi Saint la visite des reposoirs. Chaque église, surtout dans le centre, rivalisait dans la confection de ces reposoirs de fleurs.

Le Vendredi Saint était un jour de deuil pour tous. Les autels des églises étaient dépouillés. Les images et les crucifix et statues recouverts d'un voile mauve. Les cloches étaient parties vers Rome. Elles ne se remettaient à sonner joyeusement [que] le Samedi Saint à midi, apportant soulagement et la joie de la résurrection pascale. Tout cela nous le vivions intensément. Le dimanche de Pâques, était le plus souvent un jour de grand soleil, de ciel bleu et de tiédeur printanière. Et quelle paix du cœur quand nous répétions la phrase de l'ange aux femmes visitant le Tombeau : « Ne le cherchez pas ici, il est ressuscité et vivant.»

Il y avait bien d'autres fêtes religieuses toujours aussi ferventes à Marseille. La fête des Rameaux par exemple qui était l'occasion de donner aux enfants que nous étions des rameaux en fil de fer auxquels étaient attachés des poissons en chocolat et autres friandises.

La Toussaint était un jour de deuil surtout le lendemain, Jour des morts. Ce jour là une grande cérémonie avait lieu en souvenir des morts de la guerre en Orient. Une flottille de bateaux se rassemblait devant un monument érigé sur la Corniche en mémoire des morts de la guerre et allait jeter des couronnes [84] à la mer tandis que les sirènes de tous les bâtiments à quai ou en mer se déchaînaient.

La Noël était l'occasion de dresser la crêche dans la maison. Papa édifiait un paysage avec du papier spécial, du feuillage et de la mousse que nous allions chercher tous spécialement chez une amie de mes parents. « La Tata Frindel», alsacienne à l'accent prononcé qui habitait une petite propriété à «Gratte semelle» sur la colline Notre-Dame de la Garde. On disposait les santons, on allumait une veilleuse devant l'étable de carton où reposait l'enfant Jésus et chaque soir nous disions nos prières devant l'enfant. Des troupes d'acteurs amateurs jouaient des «Pastorales» sur des tréteaux de quartier, représentations des divers personnages de la crèche apportant au Christ les présents de leur profession. Agneau pour les bergers, lièvres pour les chasseurs, sacs de farine pour les meuniers, pompes (un genre de gâteaux) etc. On chantait des Noëls provençaux. Le soir du réveillons on mangeait des céleris en branche et surtout les treize desserts (amandes amères, noix, nougat, raisins mis à sécher à l'automne, oranges, mandarines, etc) avec la pompe et le vin cuit ou le Malaga. Puis nous disposions nos petits souliers devant la cheminée et nous nous endormions en rêvant de jouets.

Pendant la guerre, nous n'eûmes pas beaucoup de jouets, je me souviens pourtant d'un fusil Lebel [85] en bois qui tirait de petites balles de bois doré et d'une poupée avec laquelle je jouais avec plaisir. Le jour de Noël on mangeait un poulet rôti et maman confectionnait un parfait [86] avec des langues de chats.

Le jour de l'An nous allions souhaiter la bonne année à la marraine d'Henriette qui habitait non loin de nous et nous recevions à cette occasion des chocolats fondants, des dragées et des marrons glacés. Et naturellement nous mangions un gâteau des rois pour l'Épiphanie. Pour la Chandeleur, c'était des barrettes, sorte de petites galettes en forme de pain et pour le mardi gras des beignets et des oreillettes.

À Pâques c'était naturellement un gigot d'agneau, l'agneau pascal, avec une salade verte (avec œufs durs découpés en rondelle et anchois, le tout arrosé d'huile d'olive et de vinaigre de vin) et comme dessert une crème anglaise sur laquelle flottaient des blancs d'œuf montés en neige et cuits dans le lait.

Quant au Vendredi Saint, jour de jeune et d'abstinence nous mangions traditionnellement des pois chiches en salade et des anchoiades (tranches de pain dur sur lesquelles on disposait des filets d'anchois arrosés d'huile d'olive que l'on écrasait avec des morceaux de pain que l'on mangeait. Quand la tranche de pain était ainsi bien imprégnée d'huile et d'anchois on la mangeait aussi.)

Marseille gastronomique

Bouillabaisse, pieds paquets et autres histoires de volailles à plumer

Marseille a toujours été une ville très animée et cosmopolite. Mais elle gardait un aspect de ville ancienne. Les rues du centre étaient très commerçantes, elles me paraissaient très larges à l'époque mais en comparaison de Paris c'était presque des ruelles.

Il y avait la rue des commerces de luxe, celle où l'on allait faire les cent pas à 5 heures le soir, ou on allait prendre le thé chez Linder. C'était la rue fréquentée par la bonne bourgeoisie, la rue St Ferreol. Il y avait des magasins qui attiraient particulièrement, à une devanture une machine brassait inlassablement une espèce de pâte de guimauve que le commerçant en blouse blanche découpait en délicieux bonbons. Mais maman rarement nous en achetait un sachet je me contentais le plus souvent de regarder et de sentir, l'eau m'en venait à la bouche. La rue de Rome qui lui était parallèle était plus commerçante et populaire. Il y avait surtout des magasins d'alimentation. La boulangerie Coste vendait non seulement du pain mais des galettes qui se fabriquaient dans une biscuiterie de la banlieue. Maman prenait souvent sa charcuterie chez Doumoulin. L'odeur de cochon frais chatouillait les narines. Mais surtout ce qui nous frappait c'était le plafond décoré d'une espèce de pâte de verre où l'on voyait Saint Antoine sur une mer de nuages tenant un cochon par la queue.

Elle est belle ma rascasse

Tout près était la vieille Poissonnerie. C'était un marché couvert où l'on ne vendait que du poisson. Les pêcheurs y apportaient leur pêche de la nuit et le poisson encore vivant sautait désespérément sur son lit d'algues fraîches. Papa y allait le matin quand les pêcheurs arrivaient et nous rapportait des poissons avant d'aller à son travail. C'étaient des rougets ou des maquereaux que l'on mangeait sur le gril sur un lit de fenouil arrosé d'huile avec du vin blanc dans le cas des maquereaux. La bouillabaisse comportait nécessairement des rascasses aux arrêtes épineuses et venimeuses, des pageots, de la baudroie, des sardines, le tout cuit au court-bouillon avec du safran et du fenouil et couché sur des tranches de pain grillées, arrosées du court-bouillon. Le loup était un poisson fin que l'on mangeait cuit au court-bouillon avec l'inévitable fenouil, avec une mayonnaise.

Quand nous étions convalescents d'une petite maladie d'enfant, nous avions droit à une sole. Autour de la halle aux poissons, il y avait beaucoup de marchands de beurre, œufs et fromages. Maman se servait chez Borel. Là le marchand découpait le gruyère dans de grandes meules entassées. Le beurre était en motte que l'on découpait avec un fil. À coté il y avait la triperie. Les abats baignaient dans une vasque de cuivre arrosée en permanence par un jet d'eau. Nous affectionnions particulièrement les pieds paquets, qui nécessitaient une cuisson à l'étouffée de plusieurs heures. La préparation, elle même en était très longue. Il fallait brosser soigneusement les tripes puis les découper en petits carrés que l'on remplissait d'ail, de persil et de morceaux de petit salé, le tout cousu constituait les paquets que l'on faisait cuire dans une sauce de tomate, ail et huile d'olive. Non loin il y avait une rue où se tenaient les marchands de volailles et de lapins. C'était le royaume des «Gabus», le nom des marchands, sur le pas de la porte des femmes tuaient, plumaient, vidaient et apprêtaient les volailles à longueur de journée dans un nuage de plumes et les râles des malheureuses bêtes. Le plus souvent maman achetait les volailles vivantes. J'appris vite à les tuer, les saigner, les plumer, les vider, les flamber et les ficeler. De même pour les lapins que l'on assommait avec un «pilon» et qu'il fallait saigner et vider et écorcher. Le sang se recueillait dans un bol avec une goutte de vinaigre et servait à faire la sauce au vin dans laquelle cuisait le civet de lapin.

Plus tard la mode se répandit de manger de la crème chantilly et des magasins de fromage se spécialisèrent dans la vente de la crème fraîche fouettée.

La vie de la rue

Il y avait toujours foule dans ces ruelles. Les marchands ambulants y vendaient les bananes qui avaient un peu trop mûri dans le voyage et qu'il fallait écouler rapidement. Des marchands vendaient les picons, c'étaient des oranges qui avaient été pelées dans la fabrique de liqueur de l'«Amer Picon» rue Paradis pour fabriquer la liqueur et qui se vendaient rapidement.

Les marchands de «chichifreggi» vendaient une espèce de boudin de pâte à pain frit(s) dans de l'huile et qui semblai(en)t assez écœurant(s). Je dis "semblaient" car je n'en ai jamais mangé.

À côté on vendait des aulx, des citrons, des lacets, et toutes sortes de petits objets. C'était les petits boulots de l'époque. Il y avait aussi les marchands de café qui vendaient le café vert ou le torréfiaient dans de grands bacs à même la rue.

À l'entrée de la rue de Rome, il y avait le cours Saint Louis d'où partaient les tramways qui faisaient le tour de la Corniche. C'était le domaine des fleuristes dans leur kiosque, des cafés et des grands magasins d'étoffes Baze.

De l'autre côté, le cours Belzunce était déjà le domaine des Algériens et des mauvais garçons [87] et d'une salle de concert populaire l'Alcazar. Inutile de dire que nous n'y allions jamais.

La ville

La Canebière, le Vieux Port, les allées de Meilhan, les petits métiers, ambiance !

La Canebière était la promenade des étrangers, Anglais surtout qui faisaient escale à Marseille avant de s'embarquer pour les Indes. On y voyait des gens avec des animaux bizarres, singes, perroquets, léopards tenus en laisse, mangoustes, etc. Là les petits cire-bottes s'en donnaient à cœur joie et nous importunaient pour nous cirer les chaussures, souvent ils m'interpellèrent dans les quelques mots d'anglais qu'ils connaissaient, me prenant sans doute pour un anglais. Les grands hôtels de luxe s'y succédaient et les cafés étalaient leurs chaises sur les trottoirs.

Sur le vieux port les marchands de coquillage étalaient leur récolte sur des lits d'algues et on pouvait consommer sur place, moules, clovisses, oursins et violets. Cela n'était pas sans risque car les poissonniers arrosaient leurs coquillages avec de l'eau puisée dans le Vieux Port qui recevait les égouts descendant des hauteurs environnantes. Combien d'imprudents ont contacté ainsi la fièvre typhoïde ! Pour nous, nous ne consommions que des oursins, qui ne s'ouvrent pas. On les ouvrait avec des ciseaux et on dégustait leur chair au goût fort d'iode. Pour ma part je les mangeais avec délices. Souvent les pêcheurs venaient y vendre les sardines fraîchement pêchées, «Lei vive» et des paniers de favouilles, petits crabes qui débordaient des corbeilles et que l'on mangeait cuits avec du riz au safran.

Sur les allées de Meilhan qui prolongeaient la Canebière jusqu'à l'église des Réformés, se tenaient les foires, la foire aux santons en hiver, la foire aux «taraillettes» au printemps, les taraillettes étant de petits objets de vaisselle en terre cuite pour enfants, poêlons, marmites, assiettes etc. La vaisselle de terre encore très utilisée s'appelait «taraille» en provençal, la foire aux aulx enfin après a récolte c.a.d. en septembre.

C'est aux allées de Meilhan qu'on put voir après la guerre et pendant de longues années le spectacle étrange d'un homme, en tenue de poilu, le visage et les mains couverts de peinture d'or se tanant, appuyé sur un fusil avec sa baïonnette au canon, immobile pendant des heures. On disait qu'il avait été commotionné pendant la guerre par l'éclatement d'un obus et qu'il avait acquis ainsi ce pouvoir de rester pendant des heures dans une immobilité absolue. Une petite sibylle placée devant lui contenait les oboles qu'on lui donnait.

Il y avait aussi d'autres pauvres diables qui gagnaient ainsi quelque argent en chantant : notamment un garçon dépenaillé, bavant et tremblotant qui chantait : «Viens Poupoule, viens Poupoule, viens» et une femme qui chantait pour ses pauvres orphelins, mais je ne me souviens plus de la chanson. Tout le trafic du port se faisait avec de gros camions découverts, tirés par 4 ou 6 gros percherons qui traversaient la ville au grand trot. Les petits mendiants s'accrochaient à l'arrière pour essayer de percer les sacs d'où s'écoulaient alors les arachides qui y étaient contenues.

Il y avait encore le long du Vieux Port, du côté de la colline de Notre-Dame de la Garde, de petites savonneries. Nous empruntions ainsi parfois la rue du Fort Notre-Dame qui descendait de la place de la Corderie jusqu'au Vieux Port.

Souvent il y avait le long du trottoir à l'arrêt de ces gros attelages et nous passions le cœur serré et très vite le long de ces gros chevaux qui piaffaient en attendant le déchargement de leur cargaison.

Devant le lycée se produisait souvent une troupe de musiciens et chanteurs ambulants qui chantaient les rengaines à la mode en s'accompagnant d'accordéons, de flûtes et autres instruments à vent. Le public reprenait le refrain, en chœur, une femme passait dans les rangs et vendait pour quelques sous le texte de la chanson.

De petits marchands parcouraient les rues en criant leur marchandise. Chacun avait ses slogans et son petit air de musique. Les marchands criaient «Les Brousses du Rove», fromages frais de lait de chèvre, contenus dans leur moule de fer blanc percé de trous. Nous les aimions beaucoup mais nous dûmes y renoncer quand les chèvres contactaient la fièvre aphteuse.

Une femme passait avec une marmite où nageaient de petits escargots de vigne cuits au court-bouillon qu'elle pêchait avec une passoire et criait «A l'aïgue saoul lei limaçons» [88]

Le vitrier avait une petite trompette de corne et jouait l'air du roi Dagobert en criant «vitrier.» Le réparateur de parapluies et de vaisselle «On répare les parapluies, la faïence, la porcelaine.»

Le rétameur criait simplement «On répare les casseroles.» Les poissonnières avec leurs paniers plats criaient : «lei vive, lei vive.»

Tous ces cris avaient quelque chose de joyeux, mais celui que j'aimais le plus était celui de la marchande de betteraves, C'était vers la fin octobre ou début novembre, elle passait jusqu'à la nuit tombante quand les allumeurs de réverbères commençaient à éclairer les rues. Elle criait : «Les betteraves de Gardanne» mais presque une plainte quoiqu'on l'entendit de loin quand elle partait du cours Liautaud pour descendre jusqu'à la rue de Rome et remonter la rue St Jacques ou la rue Dragon. Parfois dans les soirs d'automne je crois encore entendre son cri mélancolique qui marquait la fin des beaux jours et le début de l'automne.

À intervalles réguliers «le chiapacan» parcourait les rues à la recherche des chiens errants. Vêtu comme un gitan avec un large chapeau, il capturait les chiens avec un lasso et les enfermait dans une aumônier avec cage d'où sortait des abois furieux. On disait qu'on se servait de leur graisse pour faire des bougies à la fabrique Fournier.

Moins agréable était le passage des «tinettes» qui venaient vidanger les fosses d'aisance du Bd Vauban où n'existait pas encore le tout-à-l'égout (le quartier était bâti à même la roche et quand Bd Notre-Dame on voulut planter des micocouliers il fallut faire sauter à la mine le rocher pour creuser les trous destinés à recevoir les arbres).

Les voitures automobiles étaient encore peu nombreuses. Issues des voitures à chevaux leur carrosserie gardaient quelque chose de leur origine et n'avaient pas encore trouvé leur design original avec leurs formes aérodynamiques, leurs couleurs vives, l'adaptation de tous les organes à la vitesse qu'elles ont maintenant. Une curiosité était une voiture découverte conduite par un chauffeur en livrée et casquette (ce qui était toujours le cas, l'automobile était un luxe réservé aux gens très riches) dans laquelle étaient assis deux messieurs face à face, mais surtout d'une corpulence exagérée et qui parcourait comme à la promenade la rue St Ferréol. La plupart des gens riches avaient encore des voitures à chevaux. Et je ne fus pas peu fier lorsque quelque fois la baronne de St [James ?] et Titite me firent des signes d'amitié de leur coupé découvert tiré par deux chevaux.

Vacances

Les bains de mer

Les vacances d'été étaient un problème car mes parents n'avaient pas les moyens de nous payer des séjours de vacances et il fallait le plus souvent rester Bd Notre-Dame où la chaleur était pénible à supporter. Le matin papa nous emmenait quelque fois aux bains de mer. Nous allions à la plage des Petits Catalans, une plage de sable fin qui était vers le Pharo au début de la Corniche. C'était assez populaire. Les cabines sentaient mauvais, mais le prix d'entrée était modeste et surtout on pouvait faire trempette sans savoir nager et les services d'un maître nageur se payaient assez cher pour que mon père recule devant la dépense. Nous prenions une cabine pour nous deux et il me faisait me tourner lorqu'il se déshabillait.

J'aimais la mer et j'appris un peu à tenir sur l'eau et à faire quelques brasses. Mais le contact de l'eau pour peu qu'elle ne fût pas chaude me faisait presque perdre connaissance. On ne parlait pas encore d'hydrocution mais je crois que j'en aurais été victime si j'avais persisté. Je cessai donc d'aller à la mer et plus tard quand j'eus mes ennuis pulmonaires il n'était plus question de m'exposer au soleil et à l'air marin.

Les après midi de semaine se passaient comme je l'ai dit aux jardins des ascenseurs, au jardin de la Colonne du Parc Borely ou du Parc Chanot (Parc des expositions. )

Les vacances à Theys, histoires de vaches qui volent et de loups

En 1911 ou 1912 papa était tombé malade de congestion pulmonaire, la famille Martinand nous offrit un séjour en montagne. Nous louâmes une petite maison à Theys dans l'Isère à quelques kilomètres de Grenoble. Le voyage fût une grande expédition. On prit le train à la gare Saint Charles. Un petit train sans couloir de circulation. Je me souviens des innombrables tunnels [89] que le train devait traverser pour monter jusqu'au col de Lus-la-Croix-Haute et redescendre ensuite sur Grenoble. On vint nous chercher à la gare de Tensin dans une voiture à cheval. Ce devait être le soir à la nuit tombante car je me souviens qu'à mesure que la voiture montait la vallée illuminée de lumière, des fermes et des villages se découvraient à nos pieds. Ou n'était-ce pas plutôt le grand matin, le jour de notre départ ? J'avais 4 ans à l'époque et mes souvenirs peuvent bien être imprécis.

De notre premier séjour à Theys j'ai quelques souvenirs isolés. Je me revois tenant Henriette par la main acculé à une porte avec la grosse tête d'une vache baissée vers nous et muets de frayeur. Une aumônier à l'abandon nous servait de jouet. On montait sur le siège, Henriette et moi et fouette cocher. Un jour des chasseurs alpins en manœuvres vinrent bivouaquer sur la place du village. Une autre fois je revois mon frère Jean arrivant très tard à déjeuner ayant oublié l'heure en jouant avec les petits garçons du coin et ma mère jetant ostensiblement par la fenêtre l'assiette de carottes qui lui était destinée.


Theys. La moisson. © Louis Joseph

Nous devions retourner à Villars [90] [Theys ?] vers 1924-25-26. La maison des Ferrier n'était plus à louer mais nous trouvâmes une petite maison tout à côté. Le confort était plutôt sommaire mais c'était la montagne. J'étais plus grand, je n'avais plus peur des vaches, je les gardais maintenant dans les prés et comme je leur apportais du sel elles accouraient vers moi dès qu'elles me voyaient. J'allais récolter des champignons dans la forêt avec un estivant, Mr Guerin qui était avoué à Largentière [91]. Il avait une fille, Paulette, un peu plus jeune que moi, qui nous accompagnait dans nos promenades et qui avait peut-être un peu d'affection pour moi. J'appris là à connaître les champignons comestibles. Je partais souvent seul dans la forêt de sapin. Un jour même je réussi à monter au plateau qui couronnait la montagne d'où l'on avait une belle vue sur la vallée d'Allevard et en face la chaîne des Sept Laux.

Mon frère Jean avait rapporté d'Egypte un appareil de photos Kodak, 6X9 dont il me fit cadeau. Je me mis alors à faire des photos. Ce furent mes débuts dans la photographie. J'en ai conservé quelques unes qui figurent parmi mes souvenirs.


Theys. Paysan et ses bœufs © L. Joseph

Je participais aux travaux des champs, j'allais faner et charger les aumôniers de foin avec les paysans. Ils emportaient de petits barillets de bois dans lesquels ils conservaient le vin du pays, une vraie piquette d'ailleurs. Ils le mettaient au frais dans les ruisseaux qui coulaient partout et la boisson nous rafraîchissait quand nous avions bien peine à râteler. Je trayais les vaches.

La vieille grand-mère Maréchal me demandait d'aller chercher les œufs que les poules allaient pondre au sommet de la grange sous les poutres du toit et les vendait à la barbe de son fils. C'est elle un jour qui me demanda de lui expliquer comment il se pouvait que le soleil qui se couchait derrière les monts de la Grande Chartreuse se retrouvait à l'opposé le lendemain matin au dessus du Merdarel. Il commençait à y avoir des services réguliers d'avions, ainsi un petit avion qui reliait Marseille à Genève passait régulièrement à 3 heures au dessus de nos têtes, la vieille Maréchal me demanda un jour de lui expliquer ce qu'était cette espèce de grosse vache qui volait dans le ciel.

À leur temps perdu les femmes cousaient des gants pour les ganteries de Grenoble. Une de ces vieilles femmes nous racontait que son mari avait été chef de gare à la gare de Modane, et l'hiver de 1871 ils avaient été assiégés par les loups dans leur habitation. Il y avait aussi des tailleries de pierres semi précieuses et de diamants

La dernière année où nous sommes allés à Theys était l'année 1927, l'état de santé de maman s'aggravait. Elle avait des pertes de sang de plus en plus fréquentes et de plus en plus abondantes. Papa décida alors de rester à Marseille et loua pour la saison d'été une petite maison de campagne à St Julien.

Vacances dans la propriété des Martinand, les abricots et les légumes

Pendant la guerre la famille Martinand loua pendant l'été un petit logement de campagne à St Loup pour nous permettre de passer l'été. De plus elle était voisine de leur propriété on pouvait y aller en traversant une autre grande propriété et ça permettait à papa de travailler le soir après le laboratoire avec M. Martinand.

Ces mois de vacances furent pour moi les plus merveilleux que j'ai connus. La propriété était très grande, plusieurs hectares et agencée comme toutes les propriétés marseillaises, une grande pinède séparait, de la traverse venant du village, le corps des bâtiments. Ils se composaient d'une grande bastide à deux étages, bien carrée qu'habitaient les propriétaires : Mme Leydet qui était veuve, sa fille Mlle Anna, un fils de quelques années plus âgé que moi. Ils n'habitaient d'ailleurs là qu'en été. Un autre bâtiment abritait les fermiers qui exploitaient surtout la prairie qui s'étendait par derrière les bâtiments pour le foin. Une petite partie était consacrée au jardin de légumes mais c'était vraiment peu important. Ils faisaient une récolte de fruits très importante et je me souviens de la récolte d'abricots que l'on déversait sur de grandes bâches. Il y en avait bien une centaine de kilos. On me donnait les plus mûrs, qui n'auraient pas supporté le transport au marché.

Il y avait quelques figuiers dont les fruits étaient délicieux. À 4 heures maman me donnait un grand morceau de pain et m'envoyait chercher mon goûter sur les figuiers. Il fallait monter au plus haut de l'arbre pour avoir les plus mures, desséchées par le soleil, picorées par les oiseaux mais sucrées comme du miel, [?] grises, marseillaises, chacune avait sa couleur, sa forme, son goût. Il fallait se cacher car les paysans n'aimaient pas me voir dans les arbres et dès qu'ils m'apercevaient je déguerpissais en courant. J'allais les aider pour faire les foins et c'est ainsi qu'un jour, j'étais juché sur le haut d'une aumônière [?] à foin lorsqu'un cabot me fit tomber. Je me relevais sans mal et je n'aurais rien dit à ma mère si ma sœur qui avait vu la chute n'était allée tout raconter à Maman. Je fus très grondé et mis en «observation» au lit pendant 2 ou 3 jours.

Notre logement lui-même était dans un 3e bâtiment. C'était un logement sommaire avec une cuisine où l'on faisait la cuisine au charbon de bois, les chambres étaient blanchies à la chaux et on s'éclairait à la lampe à pétrole. Il y avait toutefois l'eau courante.

Une autre famille louait le logement situé à côté du nôtre. Mais c'étaient des juifs et nous ne les fréquentions pas.

Un canal d'arrosage délimitait les propriétés. C'était un petit canal d'où partaient à chaque propriété, un canal plus petit desservant les propriétaires, car la culture n'était possible que grâce à l'arrosage. Il était bordé d'une haie de noisetiers qui formaient comme un cumul de verdure et un petit chemin le suivait pour la circulation des fontainiers, «lei aiguadiés»

J'aimais me promener le long du canal, parfois pieds nus et courant dans l'eau, parfois faisant flotter des brins d'herbe au gré du courant, établissant des barrages pour faire tourner de petits moulins à eau.

Il ne fallait pas être surpris car il était strictement interdit d'emprunter ces chemins. Et si le préposé à l'eau me surprenait je me faisais gronder. Mais cela n'arriva pour ainsi dire jamais.

La famille Leydet était une famille un peu fantasque et son genre n'était pas celui qui plaisait à maman. Mlle Anna suivant les cours des Beaux Arts et attirait des jeunes gens de son espèce qui étaient assez libres de mœurs. Un jour ils partirent tous pour se faire photographier nus dans la pinède. Ayant eu vent de la chose et la curiosité me poussant je m'approchai le plus discrètement possible de l'endroit mais je fus aperçu et je dû m'enfuir.

Mlle Anna peignait donc et je la harcelais tellement pour qu'elle fit mon portrait qu'un jour elle se décida. J'étais si content que je gardais la pose sans broncher le temps qu'il fallut. Elle présenta son travail pour un examen aux Beaux Arts et après m'en fit cadeau.

Le frère Charlot n'était pas très intelligent, mais surtout assez vicieux. Le jour où il voulut me déculotter je me débattis avec fureur et il n'arriva pas à ses fins. J'ignorais alors ce qu'il voulait faire, je l'ai deviné par la suite, mais j'étais d'une pudeur farouche et je ne me serais jamais prété à des jeux interdits.

C'est à St [?] que nous passâmes toutes nos vacances de guerre.

Vacances en Ardèche, retour aux source : miss cocotte et les punaises

Un été qui suivit, ce devait être en 1922 ma mère se laissa convaincre par ses cousines d'aller passer un été dans le village d'où était parti son père pour venir à Marseille, Vinezac, dans l'Ardèche.

On nous loua une maison à proximité à Uzer et nous partîmes. C'était une expédition. Il fallait aller jusqu'à Montélimar et changer de train pour passer sur la rive droite du Rhône. Nous transportions avec nous une poule, «Miss Cocotte» que maman élevait sur le balcon pour avoir des œufs frais en hiver. Cette pauvre bestiole souffrait terriblement de la chaleur et à Montélimar il fallut la faire boire à la fontaine de la gare.

Arrivés à Uzer une belle désillusion nous attendait, le logement retenu était un vrai taudis. Je passais la nuit à me gratter sans dormir. Jean savait de quoi il retournait (il avait fait la guerre), me dit que c'était des punaises. La maison en était infestée. Maman parlait de reprendre le train dès le lendemain pour retourner à Marseille. Les cousines ne voulaient pas nous laisser sur un échec et chacun prit l'un d'entre nous. Nous passâmes ainsi un été à visiter un peu le pays. Il y avait à Uzer une carrière où l'on ramassait ammonites et blemintes [?] à la pelle. C'était mon programme de géologie. Je fis une telle emplette de fossiles que le poids de la malle en serait devenu impossible à soulever. Il fallut donc se contenter de quelques exemplaires que j'ai conservés jusqu'à Mulhouse.


Marie-Thérèse Joseph.

En rentrant je tombais malade et on crut que j'avais une méningite. Mes parents qui avaient perdu une fille [NDLR. Marie-Thérèse Joseph] à l'âge de 4 ans de cette maladie étaient affolés. Mais le jour où la maladie devait aller vers la fin, je me sentis miraculeusement mieux et je retrouvai rapidement la santé. On ne sut jamais ce que j'avais eu. Plus tard le professeur Albekry que je consultais à Paris me dit qu'il devait s'agir d'un virus.

Marseille, centre de l'Empire d'un été


Marseille. Scène de L'exposition coloniale.© Louis Joseph

En 1923 se tint à Marseille une grande exposition coloniale. Elle s'installa au Parc Chanot et fût ouverte tout l'été. Chaque colonie avait son pavillon qui restituait autant que possible l'atmosphère et le paysage de ses villes et villages : souks tunisiens, palais du Bardo, souks algériens, marocains, villages lacustres d'Afrique Noire, temple d'AngkorVat sur l'Indochine [92]. Chaque colonie offrait un assortiment de son artisanat, de ses productions, de ses richesses naturelles, des réalisations de la France. Une telle exposition ne pouvait que faire vibrer le cœur et rêver l'esprit des marseillais qui voyaient chaque jour leurs bateaux partir pour ces pays fabuleux et revenir chargés de richesses et de matières premières, blé, bétail, arachides, noix de coco, minerais qui étaient transformées sur place et réexportées sous forme de sucre, de pâtes alimentaires, d'huile, de savon etc. Qui voyaient grouiller sur leurs quais et dans leurs rues, des peuples de toutes les couleurs.

L'idée d'un asservissement ne nous venait pas à l'esprit. Nous pensions faire une grande œuvre civilisatrice en apportant à ces peuples : notre science, notre savoir faire industriel, nos médecins, nos missionnaires. Et nous étions fiers de l'œuvre et du prestige de notre pays. Des fêtes folkloriques se déroulaient, fantasias des tirailleurs marocains, courses des chameliers mauritaniens, danses et chants des noirs. Nous avions pris une carte d'entrée permanente et nous allions tous les après midi passer plusieurs heures à nous évader vers l'Orient et l'Afrique.

Ainsi je vis un jour le Maréchal Lyautey en personne rendre visite au Pavillon du Maroc.

C'est à l'exposition que je vis fonctionner pour la première fois ce que l'on appelait alors la télégraphie sans fil, la TSF. Plus tard des amis bricoleurs réussirent à construire des postes à galène qui permettaient de capter avec des grésillements terribles, les premières émissions publiques. Un jour, je devais avoir 4 ans, on me mena au cinéma pour décharger maman, lorsque papa eut une congestion pulmonaire. On jouait «Quo Vadis» et un film de gangsters américain. Les lions de Quo Vadis me firent très peur et pendant des dizaines d'années mes cauchemars étaient peuplés de lions qui tournaient en rond dans notre cuisine du Bd Notre-Dame, tandis que nous étions réfugiés sur la soupente à 2m du sol.

Je me souviens d'être allé une fois, vers la même époque, voir une démonstration de l'aviateur Rolland Garros à la plage du Prado, à cette occasion des camelots vendaient de petits macarons en métal reproduisant un avion (un aéroplane) qui s'épinglait à la boutonnière.

Les années passent

Profession de foi républicaine


Louis Joseph, lycéen

Ainsi les années passaient entre une vie assez monotone et des études studieuses. J'aimais l'étude surtout les lettres bien que mon père voulut me pousser vers des études scientifiques. J'aimais rêver, j'aimais écrire, j'aimais la peinture, le jeu des formes et des couleurs. Sur mes cahiers je dessinais inlassablement, ce paysage de l'Isère vu de Theys, la Dent de Crolles et le Grand Som et le Petit Som dominant la vallée de l'Isère.

Je mettais les nuances avec des points plus ou moins denses, c'était mon pointillisme. J'aimais les clairs obscurs et les jeux de lumière sur la patine des meubles.

Je m'intéressais peu à la politique et je ne saurais dire dans quelle chronologie exacte se succédèrent des événements tels que la guerre greco turque, les journées du 20 février 1934, le traité de Rapallo, pour ne citer que quelques uns des événements qui se passèrent en France ou dans le monde à cette époque.

J'étais républicain par tradition, comme l'était mon père et parce que la République était favorable aux pauvres que nous étions, qu'elle me permettait de faire des études en me donnant une bourse, que la vie dorée et égoïste des riches, des nobles et des rois me paraissait une insulte à notre pauvreté.

Dirai-je que jusqu'à 15 ans ma mère faisait tous mes vêtements et que malgré son habilité et son ingéniosité je souffrais de n'être pas habillé comme mes autres camarades.

Ce n'est qu'à 15 ans que mon père se décida à me faire faire un complet par un tailleur d'homme. C'était un Mr Caillol qui tenait boutique au bas de la rue de la République. Quelle joie et quelle fierté pour ma coquetterie. Je me souviens qu'il était gris. Je continuais à m'habiller chez Caillol jusqu'à mon départ de Marseille (1) [93].


Croquis de L.J.

Rêves, khâgne et les aventures de l'Esprit

Après le bac je décidais de me présenter à Normale supérieure lettres et à préparer khâgne. C'était une vocation qui avait mis du temps à se manifester. Mon âme aventureuses me faisait rêver à des horizons lointains, à l'Afrique et l'Asie. Aussi je rêvais quelque fois d'être marin. Mais la gloire militaire me tentait aussi. Mais pas n'importe quelle gloire. Ce serait celle qui satisferait le mieux mon désir de solitude, de rêve, de grands espaces. Je serai officier méhariste au Tchad. De plus j'avais hérité d'une voisine dont le mari, capitaine, avait été tué au front, d'un livre d'arabe à l'usage des officiers interprètes en Algérie et je me plongeais dans une étude de l'arabe déjà. Quoiqu'il en soit ma santé qui était très fragile ne m'aurait pas permis une vie aussi active. C'est pourquoi je finis par préférer les aventures de l'esprit. Je songeais d'abord à une agrégation de philosophie. Mes maîtres trouvaient que j'avais l'esprit philosophique. Mais la difficulté de l'entreprise m'apparut bien vite. C'est pourquoi je finis par me rabattre sur l'allemand. J'avais des dispositions pour les langues et j'étais bon en allemand. Je ne me rendais pas compte qu'il serait encore plus difficile de décrocher une agrégation d'allemand, face aux Alsaciens, redevenus français en 1918 et dont l'allemand finalement était la langue maternelle.

Car alors il ne pouvait y avoir de véritable carrière dans l'enseignement qu'avec une agrégation. Les licenciés ne parvenaient jamais qu'à des postes de répétiteur ou de surveillants qui étaient mal considérés, chahutés et souffre douleur des élèves.

J'entrais en khâgne [94]. Trois ans, 1925, 1926, 1927. L'enseignement m'enchantait. Je me passionnais pour la métaphysique, l'histoire, le français et le latin. Je passais des heures sur les livres d'histoire, Aulard, Mathiez, Lavisse pour le 18e siècle et la Révolution, L'histoire diplomatique de la France de Debidour pour la question d'Orient. C'était une étude approfondie. Il fallait d'abord connaître littéralement par cœur les manuels d'histoire de Mallet Isaac. [95] Ensuite avec ces données fondamentales on pouvait approfondir les questions. Le plus brillant de nos professeurs était celui de français-latin, Mr Roche. Il était docteur es lettres avec une thèse sur La Fontaine, il avait été professeur à Louis le Grand et était venu à Marseille pour des raisons de santé.

Il nous commentait le texte latin en nous montrant visuellement les sombres histoires de Tacite ou les poétiques œuvres de d'Horace [96], la campagne latine toute verte et fleurie avec en arrière plan les neiges des Apennins, «alta nive.» Les thèmes latins étaient des traductions de morceaux très difficiles de la littérature française tels que des morceaux de Chateaubriand. Avec Ciceron nous n'apprenions pas seulement l'art oratoire de l'avocat mais aussi les trucs de métier pour fixer l'attention de l'auditoire et se prémunir du tract dans le De Oratore.

Nous utilisions des ouvrages très scientifiques, comme la syntaxe allemande de [Riensau et Gollzer?] et une stylistique pour le thème.

Selon la règle d'or : Nulla dies sine linea [97] il nous était recommandé de passer plusieurs heures après tout travail fini, à traduire du Tacite ou du Tite Live pour notre propre plaisir, à écrire sur un sujet librement choisi.

Concours, conseil de révision, bourses pour l'Allemagne

C'était exaltant mais à ce rythme je me fatiguais énormément. Le premier trimestre je rivalisais avec les meilleurs, puis je perdis du terrain. Je travaillais jusqu'à 2 heures du matin et quand le sommeil me gagnait je me réveillais encore en respirant de l'ammoniac.


Fac similé de la lettre du Comité Interallié

Je fis trois ans de khâgne. La seconde année je fus présenté par le lycée au concours de normale [98]. Mais la troisième année le lycée refusa de me présenter et je dus me présenter tout seul. Première déception. D'ailleurs au cours des épreuves je dus abandonner car je n'en pouvais plus. Cette année là j'avais passé mon conseil de révision [99] et je fus exempté de service. Loin de m'en réjouir comme le feraient les jeunes gens d'aujourd'hui j'en fus mortifié. L'armée pour moi c'était un honneur et un service.

Pour me consoler de ces déceptions j'avais obtenu une bourse du Gouvernement militaire français en Rhénanie [100] pour Mayence et je devais partir en juillet ou en août je ne sais plus.

Ma santé, la mort de maman..

Saignements


La maison de St Julien© L. Joseph.

Comme je l'ai déjà dit l'état de santé de maman empirait bien que je ne m'en rendis pas compte exactement. Nous avions donc loué une petite maison de campagne à St Julien, «traverse du Japon» au lieu de partir à Theys comme nous l'avions prévu. La maison était sommairement aménagée, il faisait une chaleur torride et il y avait [devant] la maison une marre pleine de grenouilles qui coassaient à qui mieux mieux la nuit. Je ne pouvais pas dormir et un soir je sentis brusquement ma gorge pleine d'un liquide visqueux, ma respiration devint une toux rauque comme un soufflet de forge crevé et je vomis le sang. Je me rappelai la description de Pierre Loti dans «Mon frère Yves» de la sensation du pauvre petit marin français dont la poitrine fût troué d'une balle dans les marais du Tonkin. Jamais je n'oublierai la terreur qui m'envahit et je garderai toujours la frayeur au goût un sang dans la bouche au moins du saignement d'une gencive. Je crachais le sang pendant plus d'un mois. Mon père fût admirable. De son travail à la Joliette, il venait tous les jours à midi apporter un ou deux kilos de glace, car je buvais tout glacé ; je suçais de la glace et on m'en faisait des applications sur la poitrine. Je ne mangeais guère que des pêches glacées et je devais prendre un médicament horriblement mauvais. Ma pauvre maman tenait le coup comme elle pouvait.

Un jour je me sentis si proche de la mort que je demandais un prêtre. Je me confessai, je reçus la communion et je retrouvai une foi ardente faite de souffrance et de victoire sur la mort. Au mois d'octobre j'allais mieux mais il n'était pas question de retourner passer l'hiver à Marseille. Papa loua un petit logement à peu près remis à neuf à St Julien à la sortie du village sur la route des Trois Lucs.

Les années tristes

On décida d'opérer maman. Elle fût opérée dans une clinique près de St Julien et elle mourut quelques jours après en octobre 1927. J'avais tout juste 20 ans. Cette date marque le début de la période la plus sombre de ma vie. Nous restions seuls, Papa, Henriette et moi. Il faut dire ici que quelques années auparavant mes parents s'étaient fâchés avec mon frère Jean à la suite de son mariage avec Luce André.

Je ne sus pas très bien comment la chose se fit car j'étais absorbé par la préparation de mon baccalauréat et je n'assistais pas aux discussions qui eurent lieu entre mes parents et les parents de Luce.

Il faut dire que maman avait rêvé d'un autre mariage pour Jean. Elle souhaitait qu'il épouse Marie Rose Seguy, «Dodo» comme on l'appelait familièrement, fille de Mr Seguy entrepreneur en maçonnerie qui travaillait pour des amis communs (même de vagues parents aux dire de Jean), les Ronzier. Gens très fortunés et chez qui Jean et Dodo s'étaient rencontrés. Luce était une jolie fille, mais gaie, primesautière un peu légère du moins le semblait-il à ma mère. Quoiqu'il en soit maman n'était pas du tout favorable à ce mariage.

Avec le recul des années je pense qu'elle avait tort de s'opposer à ce mariage. Jean avait fait la guerre, il avait acquis une indépendance qui lui faisait refuser toute ingérence dans sa vie personnelle et ses sentiments. Peut-être maman était-elle entetée, captative peut-être, les souffrances de sa jeunesse avaient-elles aigri son caractère ! Je ne sais. Mais le mariage eut lieu sans nous et nous n'eûmes plus aucun contact avec Jean.

Nous en souffrions tous mais moi peut-être plus que les autres. J'avais toujours sur moi une photographie de mon frère, il me manquait terriblement. Mais j'étais alors trop jeune pour me libérer de l'esprit du clan.

Vacances à la montagne


Marius Joseph et Henriette© L. Joseph

Les années qui suivirent furent des années pleines de tristesse, entre Papa et Henriette. Henriette fût pleine de dévouement pour nous deux. Elle pris la place de maman au foyer et s'occupa parfaitement des soins du ménage.

J'allais mieux mais l'été à Marseille était toujours aussi chaud et pénible. Nous cherchâmes à passer l'été à la montagne. Une première tentative fût infructueuse. Nous avions loué des chambres dans un hôtel à Sey près de Bourg Saint Maurice pour Henriette et moi. C'était le début de l'été nous étions seuls à l'hôtel. Pour notre premier séjour, seuls tous les deux, dans un milieu inconnu, c'était trop difficile. Je ne tins pas le coup et nous retournâmes à Marseille au bout de quelques jours.

Megève, la pension Chaffard

Notre-Dame de Bellecombe


Hélène Chaffard et sa mère © L. Joseph

L'année d'après nous repartîmes cette fois pour Notre-Dame de Bellecombe où nous avions trouvé un petit hôtel de montagne et là le séjour nous réussi mieux. J'y passai l'été. Nous avions fait la connaissance avec différentes personnes qui avaient dû être émues par notre jeunesse. Notre inexpérience et notre isolement. C'est ainsi que nous entrâmes en raport avec une famille habitant Megève toute l'année et qui prenait un ou deux pensionnaires pour amortir les frais de la location. Les Chaffard, Mr Chaffard était genévois et pulmonaire comme moi. Il lui fallait la montagne. Sa femme était lyonnaise, apparentée à un fabricant de chocolat de Lyon, la famille Voisin. Je partis ainsi le 1er Novembre 1929 (?) pour Megève pour y passer quatre mois d'hiver.

Il n'était plus question que je reprenne la khâgne. Je me décidai, comme m'y incitait le médecin, ami de la famille, à faire une licence en droit. L'avantage était que je pouvais préparer tout seul, étant exempté de service [101], les cours de la Faculté d'Aix. En khâgne j'avais appris à apprendre tout seul. De plus l'histoire de la révolution et de la 3e République m'avait permis d'apprendre le droit constitutionnel.

Je pus ainsi préparer et passer mes trois années de licence en droit, tout seul. Je travaillais sur la chaise longue devant la fenêtre ouverte par moins dix degrés ! L'encre gelait au bout du stylo. La nuit on dormait aussi la fenêtre ouverte quelle que soit la température du dehors. C'était avec le repos et la nourriture abondante le seule manière de soigner la tuberculose à l'époque.

Je passais ainsi 3 mois d'hiver à Megève, je retournais à Marseille passer mes examens et je retournais passer trois mois d'été à Notre-Dame de Bellecombe.

Le séjour à Megève n'était pas désagréable mais pour moi le plaisir était gaté par l'idée de la charge que j'étais pour mon père, le fait que je n'avais pas d'argent et ne voulais pas en dépenser inutilement et le souci que j'avais de mon avenir assez sombre. Mais je rencontrais des gens d'un autre milieu que celui où j'avais toujours vécu et je voyais le monde sous un autre jour. Je devais paraître à tout mon entourage bien gauche et mal dégrossi et de fait quand je repense à ce que j'étais à l'époque je reconnais que j'étais dépourvu de bonnes manières, pas policé, timide et en même temps très orgueilleux et ambitieux.

Quand j'étais en khâgne j'avais choisi comme devise «fortis esto et ceteros contemne.» Être fort c'était mon but alors que j'étais si faible et le mépris des autres, de tous les autres, c'était une manière de défense à l'égard du monde que je sentais plus fort, plus riche, plus vivant que moi-même.

Mes premiers contacts avec l'hiver et la neige


Megève. Louis J. Sur des skis.
Mon premier contact avec la montagne fût pour moi un événement. J'arrivais le lendemain de la Toussaint. Il avait beaucoup neigé les jours précédents et pour rejoindre la pension des Chaffard, je devais passer entre deux murs de neige de plus de 1 m. De plus il faisait froid. C'était le première fois que je passais l'hiver dans la neige et le froid.

Je m'achetais un équipement de ski, pantalon, blousons en drap de Megève, chaussures et une paire de skis les meilleurs marché que je trouvais. J'allais ainsi m'exercer sur les pistes tout seul car il n'était pas question de louer les services d'un moniteur. Les premières fois je ne tenais pas sur mes skis et j'étais plus souvent par terre que debout. Mais finalement j'arrivais à tenir et me lançais sur les descentes. Je n'étais d'ailleurs pas le seul à prendre des billets du parterre. Je pus enfin faire quelques randonnées sans aller trop loin. Pour monter les pentes on fartait, les peaux de phoques étant une dépense supplémentaire on montait sur les carres.

Je ne sus jamais skier convenablement, mais le peu que je pouvais faire me suffisait. Je goûtais ainsi la vitesse des descentes, les sensations de liberté qu'on éprouvait à glisser dans la neige poudreuse.

Ballades en traîneau et autres plaisirs de glisse. Vie folle

Megève était une station très à la mode. Il y avait beaucoup d'animation, des boutiques de luxe comme à Paris, des boîtes de nuit dont la fameuse Isba. Sans dépenser de l'argent, ce qui était toujours mon principal soucis, je pouvais voir de jolis étalages, de jolies femmes, l'évolution des patineurs sur la patinoire, des sauts de ski sur tremplin, des courses de bobs la nuit.

Je crois que je n'allais qu'une fois à l'Isba à la demande d'une jeune fille qui ne voulait pas être importunée en y allant seule et à qui je servais de chaperon. Elle savait qu'elle n'avait rien à craindre de moi car j'étais toujours aussi timide et enfermé devant les femmes.

J'appris à jouer au bridge et j'allais ainsi faire le 4e avec des personnes que je connaissais d'ailleurs peu. Un jour je fus invité par une dame à faire une promenade en traîneau pour tenir compagnie à sa petite fille. Les traîneaux étaient une des attractions de Megève. Ils étaient peints de couleurs vives et les cheveaux portaient des colliers garnis de clochettes qui sonnaient joyeusement sur la neige. On se serait cru en Russie en hiver. C'était merveilleux de glisser ainsi, chaudement enveloppés avec une bouillotte d'eau chaude aux pieds.

Le soir les bobsleighers descendaient la route du Mont d'Arbois fermée au public à des vitesses folles. Chez les Chaffard on était plutôt en famille qu'en pension et pour moi tout était tellement nouveau, tellement plus «chic.» pour le jour de l'An par exemple on réveillonna avec huîtres et champagne. C'était la première fois que je faisais un repas pareil. Tout le monde à Megève était un peu fou. Il y avait des malades qui loin d'essayer de se soigner brûlaient leur vie. Il y avait cette princesse russe, épouse d'un banquier, qui buvait le champagne dans un seau et qui embrassait le pianiste de l'Isba, ivre comme une polonaise, ou plutôt comme un russe. Il y avait une jeune femme qui jouait du violon merveilleusement et qui s'arrêtait pour cracher le sang. Il y avait ma voisine de chambre qui venait dans ma chambre en chemise pour m'emprunter du fil et une aiguille et qui couchait avec un garçon et lui demandait amoureusement, on entendait tout à travers les cloisons, de lui faire un enfant. Il y avait ce peintre qui accumulait ses toiles dans la chambre à côté et dont j'ai retrouvé et acheté une estampe de cette époque à Colmars il y a quelques années.

Notre-Dame de Bellecombe


ND de Bellecombe. Ferme typique

L'été à Notre-Dame de Bellecombe était moins mondain. L'hôtel était modeste mais la nourriture y était bonne. Au mois de septembre lorsque le gros des vacanciers était parti, l'hôtelier nous préparait de bons petits plats, truites ou chevreuil, fruit de ses pêches ou de sa chasse. Les estivants étaient essentiellement des familles de la bonne bourgeoisie. Il y avait notamment une colonie d'Algérois, tous émigrés d'Alsace après 70 [102], qui avaient fait leur place à Alger, Tunis ou autres villes algériennes et qui venaient profiter de l'air de la montagne. C'étaient tous des protestants qui se réunissaient autour d'un pasteur qui lui, habitait une vieille ferme mégevanne. C'était une énorme bâtisse avec une grande cuisine et un grand feu découvert qui brûlait au milieu de la pièce.

Il y avait aussi beaucoup de marseillais. Quand il faisait beau, ce qui était assez rare, je faisais de courtes promenades car je m'essoufflais vite. Il pleuvait très souvent et nous étions souvent dans le brouillard. La seule distraction était alors de jouer au bridge.


ND de Bellecombe.Les pensionnaires de l'hôtel. © L. Joseph

Une femme amoureuse et son cousin allemand

Cette vie dura pendant trois ans soit le temps de passer ma licence en droit. La dernière année de licence j'étais si fatigué que je ne pus pas me présenter à l'oral et que je ne passai l'oral qu'en octobre. D'ailleurs je n'eus aucune peine à passer ma licence habitué que j'étais au travail de la khâgne. De plus tout le droit romain, qui tenait encore une grande place dans études, correspondait à ce que j'avais appris en latin et le droit constitutionnel n'était que la révision des mes cours d'histoire de khâgne qui portaient sur l'histoire du XVIIIe et du XIXe siècle.

Pendant mon séjour à Notre-Dame de Bellecombe, j'avais fait la connaissance d'une dame habitant Avignon, de 20 ans mon aînée dont j'étais tombé amoureux et qui je le pense, avait aussi quelque penchant pour moi. Quoiqu'il en soit elle me mit en relation avec un de ses cousins, un Allemand habitant à Villingen dans la Forêt-Noire et qui pratiquait une médecine inconnue en France, la Heilkunde. Celui-ci vint faire un voyage en France et nous rendit visite à Marseille. Nous le reçûmes à diner avec son épouse un soir et il fit une «Augen » -diagnose sur moi- son diagnostic était si sûr que j'en fus impressionné. Aussi lorsqu'au mois de juin de ma dernière année de droit, je fus incapable de me présenter à l'oral tant j'étais fatigué j'acceptai d'aller passer trois mois en Allemagne.

La Forêt-Noire et l'Allemagne en folie

Le voyage de Marseille à Villingen


Vilingen. L. Joseph avec Fraue Wintz
Le Dr Wintz habitait dans le centre de Villingen, petite ville moyenâgeuse de la Forêt-Noire qui était alors pratiquement inconnue en France et où beaucoup de jeunes français ont fait depuis leur service militaire [103]. Mais il m'avait trouvé une petite pension de famille, la Haus Waldfriede à 20 minutes de la ville en bordure d'une magnifique forêt de sapins. Je partis de Marseille en plein mois de juillet, accablé de chaleur et de soleil. Lorsque je me réveillai le lendemain matin du côté de Belfort je découvris un monde nouveau. Tout était différent de ma Provence. Les essences forestières, le ciel, l'odeur de l'air qui sentait l'humidité et les feuilles tombées. Je passai le Rhin à Kehl et pris un premier train pour Offenburg et changeai là pour aller à Villingen en empruntant une ligne de chemin de fer tout en lacets et en tunnels. J'avais beaucoup appris d'allemand mais pour me débrouiller sur les quais de gare mon allemand ne me servit pas à grand chose. Heureusement les cheminots étaient tous plus ou moins alsaciens et me dirigèrent dans un excellent français, non sans un sourire narquois. Je dois dire que je m'habituai très vite à la prononciation et que je fis de grands progrès rapidement. Je ne me souviens plus comment j'arrivai à la Haus Waldfrieden et je fus accueilli à la gare où si je me débrouillai seul. Toujours est-il que ce fût sans problème.

La "Haus Walfrieden" et les jeunes filles allemandes

La pension était tenue par un vieux ménage qui avait été commerçant (libraire je crois) sur le Rhin, Bad Durkheim? et qui ruinés par la grande débâcle monétaire d'après la guerre, avaient pu acquérir cette villa où ils recevaient quelques pensionnaires. Ils étaient aidés par une sœur de Mr Reinhart, personne un peu fluette, distinguée et artiste et une nièce, agréable jeune personne de type allémanique, cheveux noirs de jai, pommettes rouges saillantes et des yeux de braise. Mr Reinhart correspondait tout à fait à l'image que je me faisais des Allemands, de petite taille, bedonnant, une barbe fluviale et de petites lunettes cerclées d'or sous un crane chauve. Il était vêtu de vert comme il se devait et souffrait d'une maladie de cœur qui le rendait assez morose. Son épouse qui régnait sur les casseroles était aussi petite, rondelette, les cheveux bien tirés. Un dirndle [104] et un tablier noir sur une jupe noire, les joues rouges et rebondies.

Les Reinhart étaient de brave gens mais ils détestaient les Français autant que je pouvais détester les Allemands. Les souvenirs de la guerre étaient encore trop présents dans le coeur des uns et des autres et les alliés faisaient payer durement à l'Allemagne le prix de sa défaite.

Quant à moi mon hostilité n'était pas aussi profonde. J'étais jeune avec le sentiment de mon bon droit et la satisfaction de la victoire et surtout très curieux de découvrir un monde nouveau, des mœurs nouvelles. Toutes les solutions apportées aux problèmes de transport, de la nourriture, de l'habillement etc. me paraissaient curieuses et nouvelles. Je découvrais la liberté de mœurs des filles et même des femmes allemandes.

La médecine naturelle et le lard fumé

Je me rendais chaque matin chez le docteur Wintz qui pratiquait un mélange de médecine chinoise et occidentale de médecine naturelle. Il me faisait des rayons ultra-violet, me faisait absorber des sels d'or, me massait et parfois des passes magnétiques, et comme j'étais très maigre je finissais la séance devant une tranche de pain et de larges tranches de lard gras fumé et je réussis ainsi à prendre 10 kilos dans la saison. Le docteur faisait des tournées dans la campagne pour aller soigner des patients à domicile et il m'emmenait souvent avec lui de sorte que je découvris cette magnifique région de la Forêt-Noire, ses forêts, ses lacs et ses petites villes si typiquement allemandes, je ne parlais qu'allemand soit avec mes hôtes soit avec les autres pensionnaires de la maison qui n'étaient guère qu'une dizaine.

Les Wintz me firent visiter Fribourg où ils avaient de très bons amis et m'introduisirent dans une bierstube où j'appréciais le bière brune de Munich et la charcuterie.

On faisait des promenades dans la forêt à la cueillette des bolets que l'on trouvait en si grande abondance qu'on les ramassait pour le plaisir et que l'on jetait avant de rentrer à la pension tant on était saturé de salades de champignons (??).

La montée du nazisme

Nous n'abordâmes jamais avec les Reinhart la question des relations franco-allemandes mais un jour cependant ce fût par hasard le cas et les Reinhart se mirent dans une grande colère. L'Allemagne débutait alors son expérience nazie et je pus assister à des manifestations et des défilés impressionnants. Leur caractère militaire était inquiétant. Je vis les jeunes de l'Arbeitdienst tracer les premiers autoroutes.

Le mouvement apparaissait du modeste observatoire où je me trouvais comme un mouvement d'aide sociale aux plus démunis, vieillards et enfants, comme une mouvement de solidarité nationale.

On voyait le Fürher prendre les jeunes enfants dans ses bras et serrer la main des vieilles personnes. Je crois que c'est cette image qui le rendait populaire parmi les braves gens se pressant pour voir défiler les SA [105] ou les HJ [106]. De plus il parlait le langage de la fierté et de l'honneur national.

Je fis quelques petites incursions jusqu'à Stuttgart et Tübigen et j'admirais du train la silhouette orgueilleuse du château des Hohenzollern. J'allais jusqu'à Donaueschingen, le Titisee et une année même je passai quelques jours dans une auberge typiquement de la Forêt-Noire auprès du Titisee. Je continuais à aller à Villingen jusqu'en 1938.

Un destin se dessine

Le chômage et les petits boulots

Je passais l'hiver à Marseille où j'essayais vainement de trouver un travail avec ma licence en droit en poche. Je constatais amèrement qu'elle ne m'ouvrait aucune porte. Le chômage des jeunes existait déjà mais on n'en faisait pas une histoire et on essayait de s'en sortir. Pour moi j'étais en plus handicapé par ma santé que le traitement du Dr Wintz avait sans doute améliorée mais qui resta toujours fragile et nécessita toujours une vie calme et sans grands efforts.

Après des années de chaise longue à Megève et en Allemagne il fallait me réadapter à la vie active avec ses contraintes d'horaires, de déplacements, d'efforts.

Je trouvais ce que l'on appelle maintenant des petits boulots. Je donnais des leçons, travail qui était très bien payé. Pour mon professeur d'Allemand, Mr Guillmot, qui m'avait suivi pendant ma maladie je donnais même des leçons d'Allemand au fils d'une richissime famille grecque de Marseille, les Zarifi. Les Zarifi possédaient un hôtel particulier aux allées de Meilhan. Je donnais mes leçons dans une petite pièce qui était tapissée de merveilleuses assiettes de faïence de Marseille veuve Perrin, les Clary et même des Moustiers. Moi qui aimait les belles choses j'y pris le goût de la faïence ancienne, mais je n'eus jamais l'argent pour me satisfaire.

Une amie de ma sœur

Un cousin voulut m'intéresser à l'assurance. Il m'emmena plusieurs fois avec lui démarcher les riches éleveurs de porcs de la région marseillaise mais je ne mordis pas à la représentation.

Entre temps je fréquentais le cercle d'études germaniques animé par un ménage de professeurs d'allemand Mr et Mme Bordier et qui tenait ses assises à la Brasserie du Chapitre. On y parlait allemand autour d'un verre de bière. C'est là que je fis la connaissance d'une amie de ma sœur, Denise Gourdet. Denise habitait à St Giniez et comme c'était une grande marcheuse elle rentrait chez elle à pied. Nous faisions route ensemble, descendant la Canebière, remontant ensuite la rue Paradis jusqu'à la rue Dragon où je la quittais pour remonter vers le Bd Notre-Dame.

C'est là aussi que je fis la connaissance d'un Allemand, Mr Quetsch, juif de Munich qui fuyait les persécutions nazies. C'était un bel homme, bien vivant, parlant librement de la vie et des femmes, certainement remarquablement intelligent. Il était en Allemagne représentant la marque «Frigidaire» et si je comprenais bien brillant commerçant. Il avait tout quitté pour venir à Marseille, pourquoi Marseille ? Je ne le lui ai jamais demandé. Peut-être pressentant ce qui allait se passer, il voulait être prêt à fuir encore plus loin. Seul et livré à lui même, parlant très peu le français il s'était abouché avec une grande miroiterie marseillaise et s'était mis en tête de vendre des enseignes lumineuses. Ce n'était pas des enseignes éclairées à l'électricité, mais la publicité était peinte sur une plaque de verre et éclairée par un miroir à lamelles qui reflétait la lumière extérieure. Ce genre de matériel n'existait pas à Marseille et il avait su persuader l'industriel de tenter l'expérience. Il lui avait concédé une petite pièce dans ses ateliers où il vivait assez spartiatement [néologisme de LJ Ndlr.], seul et où il fabriquait son matériel avec un autre réfugié, mais plus modeste, qui n'était qu'un simple ouvrier. Mais il fallait vendre des enseignes. C'était quasi impossible pour un homme qui ne parlait pas le français. Il me proposa de l'accompagner pour démarcher la clientèle avec un petit pourcentage sur les ventes que nous réaliserions. Il était remarquablement formé aux méthodes de vente et m'expliquait la psychologie des acheteurs et la tactique pour essayer de les amener à acheter. Il réussit ainsi à placer ses enseignes dans un bar de la Canebière ce qui entraîna d'autres ventes dans le quartier. Il en fût de même pour la rue de Rome. Cette expérience ne me rapporta pas beaucoup d'argent, on s'en doute, par contre ce fût une expérience humaine incomparable.

Précepteur dans les grandes familles marseillaises


Les usines des savonniers marseillais. Rocca, Tassy Deroux.
Dans l'été 1936 ou 37, on me proposa une place de précepteur auprès des enfants d'une famille Martin-Chave. Les Martin-Chave étaient banquiers. C'étaient deux frères dont l'un avait un seul enfant, mais dont l'autre en avait dix. Les deux dames Martin-Chave étaient les filles de M. Rocca, le fondateur des savonneries Rocca, Tassy, Deroux.

C'était l'une des plus riches familles marseillaise, mais très catholique. Mr Martin-Chave habitait un hôtel particulier de 5 étages rue Paradis vers Saint Giniez la maison était somptueusement meublée mais ce qui était le plus remarquable c'était la collection des Monticelli, un peintre marseillais d'assez grande renommée qui avait été l'hôte à la table du grand-père Martin-Chave et payait son écot avec des tableaux. Le fils aîné était comme je devais l'apprendre plus tard, un ami de Maurice le frère de Denise, avec qui il faisait ses frasques de garçon de famille riche et désœuvré.

Je fus d'abord engâgé pour l'été. La famille Rocca possédait une grande propriété dans les environs d'Aix, Rochefontaine. Elle devait être très grande car il y avait des routes goudronnées et on y circulait en auto. Pour moi je n'allais jamais plus loin que la porte du château. Je savais seulement que quelque part sur une hauteur qui servait de poste de chasse il y avait une ruine romaine d'où mes élèves revenaient avec des statuettes romaines plein les poches. Le château était une grande et fière bâtisse construite par Pierre Puget avec un escalier d'entrée à double révolution. Des deux côtés étaient les communs et c'est là que j'étais logé dans une chambre de domestique. C'était très rustique mais à l'époque personne n'aurait songé à s'en plaindre. Le château lui même n'était guère plus confortable. Je n'allais jamais dans les chambres ou autres pièces mais j'avais le privilège de prendre mes repas avec mes élèves à la table du maître de maison, Mr Rocca qui à l'époque était presque aveugle. C'était une immense salle à manger à laquelle seule les adultes avaient accès et les garçons à partir de 10-11 ans. Les filles quelque soit leur âge n'étaient pas admises. L'été toute la famille Rocca habitait à Rochefontaine. Les messieurs partant de bon matin en voiture pour leur travail et ne rentrant souvent que le soir. La famille était importante et les enfants et leurs nurses prenaient leurs repas dans une autre salle à manger. Les domestiques à la cuisine sans doute. En tout il y avait 72 personnes présentes en permanence. Je pus observer là une grande famille qui me fit comprendre le roman de Thomas Mann, les «Buddenbrocke.» Le fondateur [107] de la lignée qui était venu tout jeune d'Italie, il avait une fille aînée mariée à un notaire qui gérait les intérêts immobiliers de la dynastie. Les deux autres filles étaient mariées aux banquiers Martin-Chave dont j'étais l'employé. Ils représentaient la banque dans le groupe. Un fils dirigeait la savonnerie Rocca avec accessoirement la «Végétaline.» Une fille était mariée à un M. Rastoin, qui était propriétaire d'une huilerie et président de la chambre de commerce de Marseille. Une fille était mariée à un Mr Bataille, député et maire (je crois de St Étienne). Je pense que c'est le fils de ce Bataille qui a écrit une vie romancée du château de Rochefontaine et de ses habitants que j'ai lu récemment (c'était ma nièce Simonne qui me l'avait désigné) sous le titre : «Les jours meilleurs.»

Ma fonction consistait à faire faire du latin et du français aux deux fils Martin-Chave. Le reste du temps je le passais assez retiré dans ma chambre où dans le jardin à la française dessiné par Puget.

Chacune de ces personnes avait sa place assignée à l'immense table où prenaient place toujours plus de vingt personnes, la fille aînée à la droite de M. Rocca qui présidait la table. Pour moi j'étais à un bout de table avec mes élèves, bien heureux de ne pas être remarqué et observant. On reçut ainsi toutes les personnalités de la société marseillaise, l'évêque, le général gouverneur la place de Marseille, le préfet un jour cependant où nous étions tous réunis et où nous avions pris place à table je remarquai une place vide. Le maître de maison ne donnait pas le signal du service et tout le monde attendait. Puis à un moment donné arriva celui que l'on attendait, un monsieur de petite taille qui observa la table et se mit à faire le tour à pas comptés. Arrivé à ma hauteur il s'arrêta, s'inclina et énonça son nom. C'était Mr De Roux, un des associés de Mr Rocca et j'étais la seule personne qu'il ne connaissait pas, et pour cause autant dire que j'étais dans mes petits souliers et qu'après avoir balbutié mon nom je plongeais le nez dans mon assiette.

La famille Martin-Chave

Au cours de cet hiver je restais dans la famille Martin-Chave comme précepteur. Je m'occupais d'un jeune garçon Bruno qui en passant au travers d'un plancher dans la ferme savoyarde où il passait l'été, était tombé sur une faux et s'était sectionné tous les nerfs de la main de sorte qu'il ne pouvait plus s'en servir. Mais je devais aussi m'occuper d'un frère plus âgé qui était mongolien et dont l'intelligence était peu développée. Je le conduisais à l'occasion à une conférence où chez un tailleur etc.

Mme Martin-Chave était une personne assez effacée, son mari par contre le banquier avait une forte personnalité. Profondément croyant il essayait d'oublier le luxe de sa maison. Alors qu'il possédait une magnifique chambre Louis XVI il couchait dans une chambre dénudée, sur un modeste lit de fer, éclairée par une simple lampe baladeuse branchée sur une prise de courant.

L'été suivant les Martin-Chave ne m'emmenèrent pas avec eux à Rochefontaine.

La magistrature

Un homme d'affaire véreux

Je cherchais toujours du travail. J'aurais pu être pris comme clerc chez un avoué, mais il fallait aller habiter Toulon où il ouvrait un cabinet Je ne pouvais guère vivre seul et je renonçais. Le mari d'une amie qui était dans la nouvelle administration de la Sécurité Sociale me conseillait de passer le concours d'entrée, car on avait besoin de juristes. Mais le médecin conseil dont il fallait l'avis me délara tout net qu'il ne pourrait jamais m'accepter dans l'administration avec la lésion que j'avais eue au poumon et qui se voyait toujours sur les radios.

Je ne savais plus que faire. Je songeais même à monter une épicerie, à ouvrir un cabinet d'avocat ! Par l'intermédiaire d'une dame marseillaise que j'avais connue à Notre-Dame de Bellecombe Mme Saité et avec qui je jouais fréquemment au bridge, j'entrai dans le cabinet d'un agent d'affaire qui se montait, le créateur, un Mr Cappa, se révéla par la suite un agent d'affaire véreux et il croqua dans la fortune de Mme Saité. Pour l'instant je me trouvais dans un bureau avec un autre camarade d'infortune, un nommé Barthelemy, plus âgé que moi et ancien avocat sans causes. Notre travail consistait à aller recouvrer des créances impayées. Je découvris là des messieurs portant beau mais qui ne payaient jamais leur tailleur, d'autres débiteurs aussi plus modestes. Une fois nous allâmes recouvrer une créance, Barthelemy et moi, dans un café arabe au delà de l'Estaque, on nous offrit le café dans des verres sales, dans une salle de café minable. Il fallut boire sans montrer notre répugnance.

Le stage gratuit au Parquet, l'échappé du bagne et autres escrocs


Le stage du bareau de Marseille 1938.
Je ne sais maintenant plus comment j'appris que l'on pouvait faire un stage au Parquet gratuitement pour passer le concours de la magistrature. Je n'avais aucune envie d'être magistrat. Ma sympathie allait plutôt aux prisonniers que l'on voyait menottes aux mains, sortir du fourgon cellulaire, rue Breteuil, pour être présentés au petit Parquet comme je l'appris plus tard.

Mais je vis là le moyen de me former gratuitement à la pratique du droit, du droit pénal sans doute, mais j'avoue que je ne voyais pas trop la différence. Je présentais ma demande et fus agréé. Ainsi pendant deux ans je réglais les dossiers des substituts des chambres correctionnelles puis je passais au service civil, état civil, affaires concernant les mineurs.

Dans les chambres correctionnelles, je réglais les dossiers c'est à dire que je préparais le réquisitoire définitif qui était un résumé des charges pesant sur l'inculpé et la réquisition du Parquet adressée au juge d'instruction de rendre une ordonnance de renvoi dans une juridiction de jugement.

En même temps des magistrats nous faisaient des cours d'instruction criminelle et de droit pénal général et spécial. Je fis là encore la découverte d'un monde nouveau, celui des escrocs, des obsédés sexuels, de la pornographie, des voleurs.

J'avoue qu'au début je voyais plutôt les lacunes de la poursuite que les charges qualifiant le délit. Mais je finis par prendre le pli.

Je me souviens seulement de deux ou trois affaires qui m'avaient particulièrement marqué. J'eus un jour à régler le dossier d'un évadé du bagne. Il était arrivé à Marseille caché dans le canot de sauvetage d'un paquebot qui faisait la liaison avec l'Amérique du Sud après avoir descendu le Maroni dans une pirogue de fortune.

C'était un Indochinois. Je ne sais comment il se fit prendre. Mais il avait travaillé comme aide cuisinier dans plusieurs restaurants où on lui avait délivré des certificats de travail élogieux. L'un d'eux précisait qu'il était scrupuleusement honnête, or il avait été condamné par une cours d'assises d'Indochine, pour ce que nous appellerions maintenant un hold-up, aux travaux forcés à perpétuité.

Je me souviens aussi de l'escroquerie d'un devin qui se faisait donner des mètres de drap blanc pour conjurer les esprits dans des séances de voyance. Dans un dossier de divorce j'ai retenu la lettre de cette femme qui écrivait à son mari : «Mr je vous pisse au cul pour vous laver la tête.»

Nous étions avocats stagiaires et nous plaidions pour l'assistance judiciaire. Nous allions ainsi plaider au Fort St Jean les pourvois en cassation introduits par des militaires français déserteurs qui avaient été condamnés par des tribunaux militaires aux colonies, ou les recours contre les décisions rendues par les tribunaux des Echelles du Levant, juridiction française sur le territoire égyptien, depuis le Moyen âge (?) [108]. Je plaidais aussi quelques affaires en correctionnelle, pour une justice de paix [109] pour une affaire de loyers. Mais à part ces deux affaires qui me rapportèrent quelque chose, toute mon activité au barreau ou au parquet était entièrement gratuite.

Le secrétaire du Conseil de l'Ordre distribuait les affaires aux stagiaires. C'était un Corse comme il se devait et je suppose qu'il fallait lui verser la pièce pour avoir quelque affaire qui puisse être intéressante. Comme je n'avais pas d'argent je ne reçus jamais que des broutilles.

Quelque fois des ténors [110] du barreau de Paris venaient plaider je les écoutais avec délectation. C'est ainsi qu'un jour Me Torrès vient plaider comme partie civile pour la veuve d'un peintre, Prais, qui avait été diffamé. Me Torrès de sa voix prenante lisait des poèmes de Carco, (ou des lettres peut être) parlant en termes chaleureux du talent du peintre des corridas. Deux années passèrent ainsi.

L'Amour est enfant de bohème, L'Amour, L'Amour

L'aveu suprème


Denise Gourdet - Louis Joseph. 1938.

Un jour revenant d'une réunion du cercle d'études germaniques avec Denise je lui dis que je l'aimais. Elle ne me sauta pas au cou, elle ne m'embrassa pas sur la bouche, elle baissa la tête je la sentis très émue et je compris qu'elle aussi m'aimait.

Pour faire des projets de mariage il fallait que j'ai une situation et que je sois sûr de ma santé. Pour la première de ces deux conditions je me mis à travailler le concours de la magistrature avec acharnement. Pour le second, je posai la question franchement au Dr Wintz car je continuais à aller à Villingen pour l'été. Le Dr Wintz m'assura que rien ne s'opposait à mon mariage.

Munich !

C'est en 1938, cette année je revins d'Allemagne en catastrophe [111].

On sentait que les événements se précipitaient et nous avions convenu d'une phrase de code qu'elle m'écrirait dans une lettre si vraiment la situation devenait critique.

À Villingen je voyais la mobilisation allemande se mettre en place. Les réservistes arrivaient en civil mais sortaient des casernes en bataillons au pas de l'oie et musique en tête.

Je partis précipitamment. Dans le train qui me ramenait vers Strasbourg j'étais seul. Le soir tombait. Le couvre feu était déjà décrété du côté allemand et la campagne était noire. Je songeais et je me représentais étrangement cette armée allemande ressuscitée envahissant la Tchécoslovaquie. Quelques jours plus tard c'était Munich [112].

Le Concours et la maison Sarrant !

Je présentais le concours à la fin de l'année. J'eus des sueurs froides et des angoisses au sujet de la façon dont j'avais traité la question de droit civil. Mais je fus admissible et vins à Paris passer l'oral du concours, qui consistait surtout en un exposé devant un aréopage de conseillers à la Cour de Cassation dans les salons de la chancellerie place Vendôme.

Nous étions descendus avec mes autres camarades dans un modeste hôtel de la rue de Rivoli. Ce que je vis de Paris ? - Pas grand chose. J'allais à Notre-Dame des Victoires comme me l'avait demandé Denise prier pour notre bonheur. Et mes camarades m'amenèrent au Sphinx, la maison close des frères Sarrant à Montparnasse, on pouvait prendre une bière dans la salle du café, de petites dames en slip venaient vous proposer leurs services, mais n'insistaient pas si on refusait. Beaucoup d'étrangers venaient simplement là par curiosité et pour ma part je me contentais de regarder le spectacle qui me répugnait passablement. J'avais trop d'amour pour Denise, trop de respect pour la parole donnée que je n'avais aucune envie de vivre une aventure. Je fus reçu au concours [204].

Le Mariage, la nouvelle vie

Mariage

Une nouvelle barrière était à franchir celle de l'examen médical. Je choisis un médecin conseil dont on m'avait assuré qu'il était compréhensif et qu'il ne s'arrêterait pas à la cicatrice de ma lésion. Ce qui arriva.

Nous pûmes nous marier le 3 janvier 1939. C'est mon cousin Mallet qui nous maria à la mairie. Le mariage eu lieu à l'église de St Giniez et la réception dans la villa de ma belle mère à St Giniez.


Mariage de Louis et Denise. 5 janvier 1939. Les enfants d'honneur. Raymond et Suzanne Dutfoy. Eglise St Giniez. Marseille.

Denise J. Riviera. Voyages de noces. © L. Joseph

Mon frère Jean

Mon témoin avait été à la mairie mon frère Jean. Sachant que j'allais quitter la maison et mon père, je ne voulus pas partir sans m'être réconcilié avec mon frère Jean. La rencontre fût préparée par une cousine qui avait conservé des liens avec lui et c'est ainsi qu'après 14 ans de séparation je retrouvais mon frère.

C'est à la suite de la lecture d'un texte de l'écriture que je pris ma décision. Le texte le voilà : «Si tu vas à l'autel et que tu es fâché avec ton frère, laisses là ton offrande et vas te réconcilier avec ton frère.» (C'était à peu près la phrase de l'Évangile ou est-ce dans St Paul ?) Cependant Jean ne voulut pas assister au mariage religieux, ni prendre part au déjeuner et au lunch qui suivit. La réconciliation était trop fraîche. Je le compris et ne lui en voulut pas.

Le soir nous partîmes tous deux vers une nouvelle vie. C'est le chauffeur de ma belle mère, Mr Adam qui nous amena au Bd Notre-Dame où nous changeâmes de vêtements, prîmes un [petit repas ?] et partîmes à la Gare St Charles. Le frère de Denise, Maurice qui faisait son service militaire dans les chasseurs alpins à Nice, nous avait donné les clés de sa chambre. Dans le train le chauffage ne fonctionnait pas, nous arrivâmes transis à Nice. Ce fût notre première nuit d'époux. Nous restâmes peu de jours à Nice. Nous allâmes jusqu'à San Remo. J'étais très mal fichu. Denise se moquait un peu gentiment de moi, [le soir]. Sans doute il y avait l'émotion, mais je crois surtout que le froid que nous avions eu dans le train était la première cause de ma «grippe.» Il fallut vite rentrer à Marseille. Nous allâmes nous installer dans l'appartement de fonction que Mr Georgen [113] avait à la poste Colbert. Nous vécûmes là des jours de bonheur en attendant ma nomination comme juge suppléant. Nous allâmes un dimanche dans les calanques pique niquer avec un délicieux saucisson à l'ail.

Juge suppléant à Mulhouse

Au milieu février j'appris ma nomination comme juge suppléant à la Cour d'Appel de Colmar. Nous partîmes tous deux. Dans le train en partant de la gare des Brotteaux [114] Denise se serra contre moi, avait-elle un peu d'inquiétude devant cette vie nouvelle qui s'ouvrait devant elle ? à Colmar nous prêtames serment à la Cour et je fus désigné pour compléter le tribunal de Mulhouse. Nous arrivâmes à Mulhouse en plein Carnaval, mais il faisait froid et il neigeait. Nous prîmes pension à la pension Zumstecken attendant de trouver un logement ce qui ne tarda pas. Nous trouvâmes un petit appartement, dans un immeuble récent, au 1er étage, 20 rue Flora près de l'église Ste Geneviève. J'appris pourquoi j'avais été affecté à Mulhouse. Il s'agissait de liquider les dossiers d'escroquerie aux dommages de guerre. Celle de 1918 ! Oui en 1938. En un mot voici de quoi il s'agissait : dans leurs déclarations des dommages subis lors de la guerre de 1914-18 un grand nombre d'Alsaciens, en particulier d'agriculteurs avait déclaré des dommages inexistants et touché des indemnités auxquelles ils n'avaient pas droit. Mais ces poursuites étaient assez inoportunnes dans un département qui avait été séparé de la France pendant 40 ans et où tout le monde n'était pas de cœur français. Il y avait eu beaucoup d'allemands qui étaient venus s'installer en Alsace pendant l'annexion et le traité de Versailles avait permis à certains d'acquérir la nationalité française. Mais ils n'en restaient pas moins allemands de cœur et ils allaient le prouver dans les années à venir. Ces poursuites avaient aussi un caractère politique et on hésitait à les mener jusqu'au bout, d'où des dossiers depuis 20 ans. Au bout d'un mois nous pûmes nous installer dans nos meubles. La mère de Denise nous avait meublés avec de très jolies meubles anciens et de mon côté j'apportais des meubles provençaux, modernes sans doute, mais en très beau noyer et sculptés avec amour par un ébéniste marseillais. Nos parents croyaient ainsi bien faire et nous nous sentions à l'abri derrière la ligne Maginot [115]. Car il faut dire que la situation ne s'améliorait pas et que l'on sentait venir une nouvelle guerre. Si seulement ils avaient attendu encore quelques mois. Ainsi nous aménageâmes quand tous les français de l'intérieur [116] se retiraient vers la France !


Villars. L'église Ste Sévère en 1958. © J. Joseph
Mais nous étions heureux. Denise était enceinte et pour moi je n'avais jamais connu un pareil bonheur. Au mois de juin quand il fût question d'organiser les vacances, les collègues se crurent très habiles en me désignant pour partir le premier. Nous prîmes donc nos vacances en juillet. Nous les passâmes à Villars. Ai-je dit que la mère de Denise avait acheté une maison de paysan à Villars peu avant et que j'étais déjà allé passer des vacances de fiançailles à Villars ? Grand-mère [117] a toujours raconté les conditions dans lesquelles elle avait acheté cette maison. Elle avait vu l'annonce d'une vente aux enchères dans les journaux et elle s'était portée acquéreur. Elle eut la maison pour 1500 F, les gens du village qui convoitaient les champs faisant partie du lot n'ayant pas enchéri. Nous rentrâmes à Marseille en auto, dans l'auto de Grand-Mère conduite par le fidèle Mr Adam [118]. Nous passâmes par les gorges de l'Artuby et Draguignan. Nous eûmes d'aileurs une panne, les ressorts de suspension ayant cédé il avait fallu aller chez un forgeron se faire faire un collier de fortune.

La déclaration de guerre et la drôle de guerre

Notre retour à Mulhouse fût de courte durée. Peu après c'était la déclaration de guerre. J'expédiai Denise à Marseille chez sa mère et je restais seul à Mulhouse. Je passais un hiver plus que morose. Il faisait froid et bien qu'ayant fait rentrer du charbon je n'eus bientôt plus beaucoup de combustible, tous les locataires ayant quitté Mulhouse pour un endroit moins exposé. Je réussis à expédier à Marseille deux ou trois malles pleines d'objets de notre ménage. Je cherchais surtout à sauver les affaires de Denise. Puis les chemins de fer n'acceptèrent plus de marchandises. Au palais, le procureur n'avait pas rejoint son poste et il fût remplacé par un magistrat plus courageux ou plus conscient de son devoir.

Je réglais les dossiers de correctionnelle. Il y avait surtout beaucoup de vols dans les villages situés le long du Rhin qui avaient été évacués dès les premiers jours de la guerre. Les habitants étant expédiés en Dordogne. Je me souviens d'une affaire survenue pendant les vacances de Noël. Un soldat mobilisé qui était revenu en permission ayant trouvé sa femme au lit avec un autre homme, lui avait passé sa baïonnette au travers du corps. Il ne fût cependant pas poursuivi, l'adultère dans la maison conjugale étant une excuse absolutoire. Je prenais les repas à la maison ce qui ne me posait pas beaucoup de problème car avec maman j'avais appris à cuisiner et j'aimais ça. Un collègue alsacien resté seul s'était joint à moi pour déjeuner et je faisais la popote pour deux.


Denise et Thérèse.
Denise avait accouché d'une petite fille, Thérèse en souvenir de ma mère. Je n'étais pas à Marseille pour l'accouchement et ne pus aller à Marseille que pour la Noël et faire la connaissance de ma petite fille.

Denise m'appris que j'avais failli ne plus la revoir car elle avait eu une hémorragie dans la nuit qui avait suivi l'accouchement et qu'elle n'avait été sauvée que grâce à la vigilance d'une infirmière qui était accourue à son premier appel.

Je restais ainsi seul à Mulhouse tout l'hiver. Il ne se passait rien. Les deux armées étaient en présence sans bouger. C'était ce qu'on a appelé la «drôle de guerre.»

La mobilisation, Lyon, l'instruction militaire


Lyon. Le fort St Jean.© J. Joseph
Au mois de février ou mars je fus convoqué à Besançon pour un conseil de révision [119]. Je partis donc laissant la maison à l'abandon. J'arrivais à Besançon un soir. Je devais me présenter le lendemain. Je pris une chambre dans un bon hôtel. Je me doutais que pour longtemps je ne connaîtrai plus le confort. Je pris un bon bain et je mangeais une boîte entière de marrons Faugier [120]. Le lendemain je me présentais à la caserne. Pendant quelques jours il ne se passa rien. On attendait. Puis un médecin nous convoqua à tour de rôle. Je fus reconnu bon pour le service auxiliaire et je reçus mon bulletin d'affectation pour une unité du train des équipages à Lyon. À Lyon j'allais au fort (Fort St Jean ) qui domine la Saône.

Là encore quelques jours se passèrent sans que rien se produisit. On couchait sur des bas flancs en bois garnis de paille. Les autres appelés travaillaient sur les quais à décharger des péniches. Je couchais à côté d'un petit voyou marseillais qui jouait le bookmaker et qui voulait donner des conseils pour jouer aux courses.

Le 3e ou le 4e jour un adjudant nous réunit et se rendit compte que j'avais été mal dirigé sur quoi je fus envoyé au Parc de le Tête d'Or où nous étions logés dans le lycée [121] (est-ce le lycée Ampère ?).

Nous étions sous les ordres d'un sergent qui était censé nous apprendre le métier des armes. On allait à l'exercice le long de la voie ferrée. Nous apprenions à présenter les armes car on devait être passé en revue par le général (Lequel ?). La théorie du fusil était courtelinesque. Notre sergent, un épicier de Lyon, ne se prenait pas ni ne nous prenait au sérieux. Pour lui le fusil se composait de deux parties, le «fu» et le «sil.» pour tirer il fallait être deux. L'un qui tenait le fusil et l'autre qui lançait la pierre. Quand le képi de l'aspirant se profilait à l'horizon on reprenait le maniement d'arme avec zèle et quand il avait disparu on se mettait au repos et on attendait que le temps passe.

Je ne tardais pas à avoir une bonne grippe et je fus envoyé à l'hôpital Villemanzy qui domine toujours le cours du Rhône sur la Croix Rousse.

Arrivé là on me mit d'office au lit, bien que je protestai que je n'étais pas malade au point de rester couché au lit, température à prendre matin et soir. Un grand bol de tilleul à boire entre temps. La nourriture était bonne, nourriture pour tuberculeux et nous attendîmes. Devant nos fenêtres il y avait un magnifique panorama. La vue portait jusqu'aux Alpes et on voyait très bien le Mont Blanc. L'aumônier m'avait prété un livre qui m'aidait à tuer le temps.

Les renseignements militaires

Après quelques jours de séjour, monotone mais reposant, me voilà à nouveau convoqué à une visite médicale à l'hôpital de la Part-Dieu. Nouvelle attente dans une salle immense pleine de noirs, de jaunes et de blancs. Après examen, je suis reconnu bon pour le service. En rentrant à Villemanzy les infirmières me plaignent et me chouchoutent. Pour moi je ne trouve rien que de normal. Je suis prêt pour les épreuves. Je suis affecté à Grenoble d'abord. Nouveau séjour dans une caserne à moitié vide où les camarades de corvées s'exercent à présenter les armes avec leur balais. Je dois dire qu'auparavent j'étais passé par un centre à Lyon où j'avais reçu tout mon équipement militaire, d'hiver comme d'été bien que nous fussions au mois de juin. On couchait dans une église ou un couvent et mes camarades étaient tous des étrangers qui avaient été regroupés là, étant volontaires pour servir, avant vérification de leur fidélité et de la sincérité de leur engagement.

Après quelques jours à Grenoble je reçois enfin mon affectation définitive. Je suis envoyé au centre de contrôle postal international de Chambéry comme traducteur d'allemand.

Je passais quelques jours de calme. Le centre avait une vie autonome. La popote était faite pour nous par des hommes compétents. Le coucher n'était pas confortable, châlits et paillasse où logeaient des souris. Le travail consistait à ouvrir les lettres, avec précaution, aiguilles à tricoter et à exploiter les renseignements. On vérifiait essentiellement la correspondance avec l'Italie et il était possible de connaître l'emplacement des troupes italiennes par la lecture de ces lettres. On fit aussi, un jour saisir une cargaison de cuivre en plein océan par ce moyen. Il y avait un seul correspondant [xxx personnes] qui était capable de comprendre les lettres écrites en caractère chinois. Il y avait des renseigements qui étaient écrits sous le timbre, d'autres en écriture sympathique que l'on pouvait déchiffrer avec des rayons ultra-violet. Un correspondant fin lettré entretenait une correspondance érotique. C'était le bon temps. Je trouvai en ville une petit appartement et je fis venir Denise - Thérèse couchait dans un couffin. Mais la situation empirait, l'Italie nous déclara la guerre.

L'armée belge, la bible perdue et retrouvée, Juin 1940, l'armistice

Dans la nuit je fus réveillé par un camarade. Le centre se repliait. Embrassades hatives avec Denise, un dernier coup d'œil à Thérèse dans son berceau et je les laissai le cœur gros ne sachant comment elles rentreraient à Marseille. Pour nous des cars avaient été réquisitionnés par le chef de notre unité, le capitaine Verpilleux, dans le civil journaliste au Progès de Lyon et ce fût la fuite vers le Sud devant l'armée allemande qui avançait. Nous fîmes un premier arrêt en gare de Valence, un désert et nous passâmes la nuit sur les bords du Rhône, à la belle étoile. Mes camarades, la plupart Alsaciens, brûlèrent leurs papiers de crainte d'être traités comme espions si nous étions faits prisonniers.

Le lendemain matin nous repartons à nouveau toujours plus au Sud. Sur les rives du Rhône nous voyons brûler les dépôts d'essence. Nous croisâmes une unité de la Légion qui remontait vers le Nord en chantant. Nous sûmes plus tard que nous leur avons dû de ne pas être faits prisonniers car ils avaient fait sauter les ponts sur l'Isère après notre passage et de plus le barrage situé au nord de Grenoble sur l'Isère avait été ouvert. Nous atteignîmes enfin une place principale à Montélimar. Là on nous laissa sur la place en nous disant qu'on allait nous chercher. Nous vîmes aussi s'écouler le flot des fuyards, d'abord l'armée belge, puis l'armée française, puis les civils en auto, à cheval, à bicyclette, à pied. Subitement le flot s'arrêta, la place se retrouva vide et ce fût le silence. Nous nous attendions à voir arriver les Allemands. Nous décidâmes alors de partir. j'avais un modeste sac alpin dans lequel j'avais mis quelques vêtements et… ma bible protestante, cadeau autrefois de Juliette Martinand (cf. section 5. Je montais sur une camionnette mais quelques kilomètres plus loin je retrouvai les hommes de mon unité et allai les rejoindre. Je pus même retourner à Montélimar reprendre mon sac de montage, que j'avais abandonnés au pied d'un mur pour être le plus léger possible si je devais marcher longtemps et retrouver ma bible. Tout le monde n'était occupé que de fuir et se souciait peu d'un sac de montagne abandonné au pied d'un mur. La nuit nous passâmes le Rhône et allâmes coucher à Pont Saint Esprit sur la rive droite du Rhône, car on ne savait pas quelles seraient les unités qui devraient se rendre. Nous couchâmes là près d'une église gothique à moitié ensevelie. On avait prévenu que le génie risquait de faire sauter le pont dans la nuit. Il n'en fût rien. Le lendemain nous repassâmes le Rhône et allâmes cantiner dans une école réquisitionnée à Saint-Paul-Trois Châteaux. Là encore nous pûmes voir une belle église, romane celle- là.

C'est à Saint-Paul-Trois Châteaux que nous trouva l'armistice. C'est là que nous entendîmes l'appel du Gl de Gaulle. Nous demandâmes à nos officiers ce que nous devions faire. Ils nous conseillèrent de rentrer chez nous. Pour ma part j'étais prêt à partir pour Londres. Sans encouragement ce ne fût qu'un feu de paille. Pour l'instant nous regagnâmes Chambéry où j'attendis d'être démobilisé. Je rentrai à Marseille, Bd Émile Sicard où Denise avait retrouvé sa mère. C'était un matin de juillet magnifiquement beau et chaud. Nous dûmes attendre à Tarascon sur le quai de la gare un train qui nous ramenerait à Marseille. Lequel était plein de militaires comme moi. Je me souviens de l'odeur de l'air chargé de senteurs et puis du ciel bleu, de la chaleur. Les paysans vendaient des cageots d'abricots (qu'ils ne pouvaient pas écouler), pour 3 fois rien.

Lyon, la Saône en crue, les misères de la vie de réfugié

L'audience à Trévoux et les pommes de terre.

De Marseille nous partîmes pour Villars où j'attendis une nouvelle affectation.

Elle se fit attendre longtemps, au début nous n'étions pas payés, tous les services avaient été désorganisés. Mais pendant que j'étais à Chambéry, Denise avait pu apprendre que mon procureur général de Colmar était intendant militaire à Marseille. Elle alla le trouver et nous pûmes être payés.

J'attendis mon affectation jusqu'en janvier où je reçus mon affectation comme juge suppléant à Lyon. Je partis seul pour Lyon. Je fus d'abord hébergé par la belle mère d'un de mes collègues de Marseille, Maurice Liotard avec lequel j'avais fraternisé. Mme Lefèbvre habitait avenue de Saxe. Elle logeait en même temps une nièce et un grand prix de Rome de musique, Mr Steck qui jouait dans un orchestre de Lyon. Par lui je connus un violoniste également employé à la radio dans l'orchestre, Mr Rosset, qui nous loua un petit appartement meublé à Saint-Cyr-au-Mont-d'Or [122-a]. C'était un logement très modeste meublé sans luxe. Il n'y avait naturellement ni salle de bain ni douche. Mais je pus faire venir Denise et Thérèse et nous étions heureux. Quand j'arrivai à Lyon en plein hiver la Saône charriait des glaçons. Je travaillais avec un substitut qui recevait les PV de police et les dirigeait vers l'instruction ou la citation directe. De plus je siégeais à des audiences correctionnelles et enfin j'allais compléter les tribunaux des environs de Lyon, ce qui dans les temps où nous vivions n'était pas toujours facile. Je fus ainsi désigné pour aller compléter le tribunal de Trévoux. J'appris que la Saône débordait et qu'on ne pouvait que difficilement se rendre à Trévoux. Je pris mon courage à deux mains et allai trouver le procureur général qui me dit superbement que je n'avais qu'à me débrouiller. Je n'étais à Lyon que depuis quelques jours et personne pour m'aider. Je pris donc le tramway pour Caluire. De là je descendis sur la Saône à Fontaine. Là le train bleu [122] ne fonctionnait plus mais on me dit qu'en longeant le parapet qui longeait la ligne et qui émergeait encore je pouvais rejoindre la partie non inondée. Me voilà parti sur ce petit mur entouré d'eau de tous côtés, quelques personnes circulaient en barque. Je ne savais si l'eau n'allait pas monter encore et tout submerger. On peut imaginer les réflexions que je me fis pendant ce parcours qui me parut durer une éternité. J'arrivai sans encombre à Trévoux. L'audience était l'après midi. Je vis alors arriver détenus et avocats dans le fourgon cellulaire qui était arrivé en passant par Villefranche. On devine ma colère, froide bien sûr, rentrée. Mais je trouvais ma vengeance. On nous avait fait venir pour siéger à la place du juge d'instruction qui ne pouvait siéger dans une affaire qu'il avait instruite. Il s'agissait de juger une sordide affaire de vol d'une corde par un ouvrier agricole à son patron. Je découvris que le vol par un salarié était un crime. Je déclarai que nous ne pouvions juger et devions nous déclarer incompétent. Le collègue, sans doute pour d'autres raisons que moi émis la même opinion. Le pauvre président, mis en minorité, qui pensait que la décision était ridicule, dut se ranger à notre opinion. Ce qui dut apparaître aberrant à tout le monde. Les assises pour le vol d'une corde. Mais cela comptait si peu au milieu des événements terribles que nous vivions. Je fis d'autres remplacement à Trévoux, dans des conditions plus normales. Ce que j'appréciais, c'était la friture de Saône que l'on pouvait se procurer sans problème alors qu'à Lyon nous commencions à manquer terriblement de nourriture.

J'allais régulièrement à Villefranche et à Belley. Il fallait partir de bon matin dans les trains pas chauffés. Et on ne trouvait pas toujours une table bien garnie. Nous étions rationnés et habitant St Cyr au Mont d'Or nous n'avions pas droit aux suppléments de ration prévus pour Lyon. Habitant une commune rurale nous étions censés pouvoir nous ravitailler plus facilement. Mais comme nous ne connaissions personne ce n'était pas le cas. Dans les restaurants on ne trouvait qu'une chose en abondance, le Beaujolais, ce 3e fleuve de Lyon. Je perdis là bien des kilos dans l'hiver. Le matin en traversant la passerelle sur la Saône qui menant au Palais [123] je me sentais flotter. Un été nous ne mangeâmes que des calamars. Heureusement avec Thérèse nous avions droit à plus de charbon et nous eûmes au moins bien chaud dans la maison. Dans l'hiver en attendant dans le froid le soir, le tramway à Pont Mouton [124] je contractai une congestion pulmonaire. Denise eut très peur mais grâce à Dieu je m'en tirai sans encombre. Puis Grand-mère [125] nous fit parvenir un sac de pomme de terre en gare de Vaise [126]. Je l'hébergeais chez un collègue et je le transportais par petits paquets à St Cyr.

La conscience d'un juge et la peur du désordre de la rue.

Denise était à nouveau enceinte en 1941. Un jour début septembre j'étais parti à Trévoux je crois. Lorsque je rentrai, je ne trouvai personne à la maison. Thérèse avait été recueillie par Mr Rosset. Denise avait été prise dans les douleurs [127] vers 3 heures. J'avais retenu une chambre dans une maternité pour elle à la Croix-Rousse. Mais il fallait y aller. Heureusement un voisin des Rosset avait une petite 4CV et 5 litres d'essence. Ce voisin serviable amena Denise à la clinique où elle accoucha, dès son arrivée, de notre fils Jacques [128]. Je ne connaissais l'emplacement de la clinique que par une croix que j'avais faite sur une carte de la ville. Me voilà donc parti pour la Croix-Rousse. Je ne sais comment j'y arrivai ni comment je trouvai la clinique. Je passai la nuit sur un fauteuil sans trouver le sommeil. Une étoile brillait dans un ciel absolument pur et je faisais un rapprochement entre cette étoile et le destin de mon petit garçon.


Eglise de Saint-Cyr-au-Mont-d'Or. Baptème de Jacques, à gauche au 1er rang Ferdinand Goletty (parrain)

Il se trouvait que le voisin qui nous avait dépannés était le président des charcutiers de Lyon. Par lui, voyant notre détresse, nous eûmes un peu de charcuterie sans tickets. De plus mon amie de Suisse, Pouponne Chaffard [129], dont la belle sœur était en parenté étroite avec une famille de chocolatier célèbre à Lyon, les Voisin et à qui j'avais demandé d'être la marraine de Jacques, obtint que je puisse disposer d'un peu de chocolat sans tickets, tous les mois.

Mon séjour à Lyon dura deux ans. Nous jugions à tour de bras des communistes, pour appartenance à une association dissidente et des avortements. Pour les avorteuses la peine était toujours la même, et sévère, plusieurs mois de prison. Une seule trouva grâce à nos yeux, car elle était Anglaise. Le président jugea que la loi contre l'avortement avait été prise pour sauver la natalité française et non celle d'un pays étranger avec lequel nous étions d'ailleurs en froid sinon en guerre. Elle fût acquittée. Pour les communistes c'était toujours une peine de prison. Le procureur trouva que nous manquions de fermeté et un jour il convoqua chacun de nous pour nous demander plus de sévérité. Ce fût la seule fois de ma carrière où le pouvoir [130] intervint ainsi pour peser sur nos décisions [205]. Un jour pourtant on tint une assemblée générale extraordinaire de tous les magistrats dans la 1ere chambre de la Cour et on nous fit prêter serment de fidélité au Maréchal Pétain. Certains ne le firent qu'avec réticence. Pour moi comme beaucoup de Français de l'époque je considérai le Maréchal, le vainqueur de Verdun, comme une chance pour sauver l'honneur de mon pays et défendre au mieux nos intérêts de vaincus. Nous étions beaucoup à penser que le Front Populaire qui avait dirigé la politique de la France en 1936 et depuis était pour beaucoup dans notre défaite. Qui avait vu la retraite de nos forces armées comme je l'avais vue à Valence et à Montélimar, sans avoir combattu sans nous avoir défendu pouvait mettre en cause le patriotisme de nos compatriotes, ralliés aux thèses internationalistes et il ne faut pas oublier que la Russie communiste s'était alliée à Hitler pour combattre la Pologne de sorte que les communistes à nos yeux étaient cette 5e colonne [131] dont on parlait tant qui désorganisait nos forces et notre résistance.

Sans doute Hitler se retourna contre les russes au moment même où nous étions à Lyon, et les communistes furent des premiers résistants, mais cela nous ne le savions pas encore. Pour nous ils étaient toujours les alliés de l'hitlérisme et plus tard quand nous connûmes leur résistance nous pensions que c'était pour instaurer en France après la libération de la France, un régime communiste. Nous étions nourris de tout ce que nous avions su et d'horreurs et d'atrocités sur la Révolution russe depuis 1917 et nous craignions par dessus tout ce grand soir [132] de sang et de larmes qu'on nous promettait, à nous, les gens de l'ordre. Et le spectacle de la populace déchaînée dans les rues de Marseille en 1936 [133], ne pouvait que renforcer mon aversion pour le peuple, celui des bas fonds. Celui qui avait commis les exactions de 1793 [134]. Et bien qu'à la suite de mon père je fus plutôt porté vers les réformes sociales je détestais par dessus tout le désordre et la vulgarité.

Reconnaissance à la cuisinière de Pont Mouton

En 1941 mes deux années de juge suppléant étaient terminées et je dus me préoccuper de mon avancement. À Lyon, nous, réfugiés, n'étions pas très bien considérés et nos malheurs ne touchaient personne. Un exemple, lorsque je me présentai à mon premier président à Lyon lors de mon arrivée, il me déclara froidement au début de la conversation que j'avais finalement bien de la chance d'être expulsé d'Alsace car je toucherai après la guerre une bonne indemnité de dommages de guerre ! En attendant nous manquions de tout et il fallait bien se préoccuper de remonter notre ménage. Denise trouva par miracle une batterie de cuisine en aluminium de la plus solide qualité. Certaines casseroles durent encore. Quand j'eus réglé mon problème d'avancement (je dus aller à Vichy où le ministère était replié et passer une nuit dans une chambre glacée où je couchai tout habillé ce qui ne fût pas facile car là aussi notre situation de réfugié n'avait pas beaucoup d'effet). Denise trouva une modeste cuisinière à bois et charbon dans une quincaillerie de Pont Mouton qui existe d'ailleurs toujours [135] et qu'elle regarde toujours avec reconnaissance quand nous passons devant en allant voir Jacques à St Cyr [NDLR. En fait à Lyon dans le 9e arrondissement à la limite de Lyon et de St Cyr], et moi j'achetai pour 200 francs une bonnetière en noyer, ancienne qui moisissait dans le garage de notre propriétaire. Ce dernier regretta d'ailleurs vite de nous l'avoir vendue et serait [bien] aussi revenu sur sa vente.

La Haute Provence

Petit Juge

Le tribunal de Forcalquier. Sept. 2019. © J. Joseph.
Quoiqu'il en soit je fus nommé juge résident à Forcalquier. Ce n'était pas un poste extraordinaire mais faute de mieux je fus obligé de l'accepter avec l'arrière pensée de pouvoir trouver une autre poste plus reluisant à égalité. Il faut dire qu'à la suite des difficultés financières de nos gouvernements, il avait fallu réduire les postes dans la Justice. Les tribunaux de 1ere instance n'avaient été maintenus que dans les villes où l'importance des affaires l'exigeait. Dans les moins occupées on avait pensé qu'un seul juge suffirait. C'était plus qu'un juge de paix, tout en en ayant les fonctions. À intervalles réguliers le tribunal du département se déplaçait pour venir tenir des audiences civiles et correctionnelles et le juge résident complétait le tribunal. En l'occurrence c'était le tribunal de Digne. J'étais en même temps juge de paix à Digne, Forcalquier et St Étienne les Orgues [136], un petit village au pied de la montagne de Lure.

Je partis en éclaireur, laissant Denise et les deux enfants à Lyon. Je trouvais vite un petit appartement dans une maison neuve sur une large avenue un peu en dehors de la ville, au 3e étage d'où on avait une très belle vue sur le front de la ville et au fond les collines du Luberon. Les maisons étaient là toutes groupées comme derrière une muraille qui avait dû exister mais qui même disparue marquait encore la frontière entre la ville et la campagne qui l'entourait. En attendant j'avais pris pension dans un petit hôtel dans le centre ville.

Forcalquier, la leçon de conduite du greffier

Notre déménagement fût vite fait. Nous avions si peu de choses. En partant de Lyon il fallait prendre un train de bon matin. Nous allâmes donc passer la nuit à Lyon et nous fîmes héberger dans des wagons en stationnement à Perrache [137], les hôtels dont le Terminus étaient fermés. Je ne sais plus comment nous fîmes le voyage, sans doute en train par Grenoble, Lus La Croix Haute et changement à (Volx ou Manosques?) pour aller à Forcalquier où il y avait une gare.

Nous voilà installés à Forcalquier. C'est la Haute Provence avec son caractère florentin, son ciel immuablement bleu, ses collines vallonnées ses cultures, ses mas au milieu de la campagne, ses arbres fruitiers, une riche région agricole où la terre donne deux récoltes par an. Ici les restrictions alimentaires se font moins sentir. On peut encore se procurer des œufs, du beurre, des fromages, des volailles, à condition d'un peu courir la campagne. Mais ma profession me mit en contact avec les paysans. Et mon greffier, un brave homme placide, se mit en devoir de m'apprendre à monter à bicyclette pour me rendre indépendant. Il y avait au greffe un cadre de vélo tout tordu, laissé pour compte par son propriétaire qui l'avait apporté comme pièce à conviction dans l'accident dont il avait été victime. Grâce aux paquets de tabac que je recevais mais je ne fumais pas, je pus trouver : selle, guidon, roues et pneus, freins, enfin tout ce qu'il fallait pour reconstituer un vélo. Le cadre fût rebrasé et peint à neuf.

Je pus ainsi faire mes débuts, mon greffier me tenant jusqu'à ce que je trouvai mon équilibre, et cela sur le chemin du cimetière. J'étais ainsi assuré d'aller droit au cimetière si par hasard je me tuais. Ainsi je pus courir la campagne et approvisionner la famille. Le vélo n'avait pas de lumière et je me souviens d'une certaine nuit où nous dévalâmes la route de St Michel de l'Observatoire à tombeau ouvert [138], mais alors j'étais plein de témérité et rien ne m'aurait arrêté.

Le scoutisme, le juge de paix en culotte courte et la Beulette généreuse


Forcalquier. Scouts
C'est à Forcalquier que je me suis mis au scoutisme. Je dois dire qu'au Parquet de Marseille lorsque j'étais attaché au Parquet, j'avais été contacté par mon camarade Gollety [139] et par un autre collègue, Maurice Liotard, pour faire partie d'un groupe qui s'intitulait : Magistrats scouts chrétiens [140]. Le fondateur de ce groupe était un substitut au Parquet de Paris, Marc Daste qui voulait créer un mouvement comparable à d'autres équipes professionnelles qui s'inspiraient du livre de Liautey sur le rôle social de l'officier voulant donner un rôle social (et chrétien) dans son activité professionnelle. Nous collaborâmes ainsi à une grande enquête sur la famille qui devait inspirer, nous l'apprîmes plus tard le décret loi du code de la Famille de 1939. Plus tard lorsque j'ai fréquenté les milieux parisiens je me suis rendu compte combien les magistrats (ceux du haut de l'échelle qui avaient des rapports avec le monde politique) pouvaient inspirer le législateur, à l'époque je ne m'en rendais naturellement pas compte. Mais j'étais profondément croyant et voulais mettre l'enseignement de l'Église au centre de ma vie. J'avais d'ailleurs trouvé chez Denise une même foi aussi profonde sinon aussi mystique que pouvait être la mienne.

Quoiqu'il en soit l'équipe était l'équipe des magistrats routiers, donc scoute. Aussi lorsqu'à Forcalquier on me demanda de créer une troupe scoute je ne me dérobai pas. Ayant eu une enfance maladive je n'étais guère sportif et cependant je me suis mis à pratiquer les activités scoutes.

Fonder une troupe en pleine guerre n'était pas chose facile. On manquait de tout, équipement, uniformes, ravitaillement. Je trouvai un double toit de tente qui servit de tente. On s'habillait comme on pouvait et on ne mangeait pas toujours à notre faim. Je couchais sous la tente, j'organisais des jeux scouts. Les paysans du coin n'en croyaient pas leurs yeux. Ils n'avaient jamais vu de juge en culotte courte.

Je fis ma promesse et un jour nous étions allés passer quelques jours à Villars avec les plus âgés de mes scouts, ils me totémisèrent [141] selon la meilleure tradition de Baden Powel. Je fus «baptisé» Beulette généreuse. Beulette parce que j'en avais la taille mince et ondulante, en me qualifiant de généreux mes petits scouts reconnaissaient le trait qui me caractérisait le plus à l'époque, la générosité. Nous avions tout perdu à Mulhouse, nous n'avions pas un sous vaillant, mais nous ne pensions qu'aux misères de notre pays et nous acceptions bien volontiers d'en supporter notre part et de contribuer un tant soit peu au redressement de notre pays.

La famille s'agrandit, jamais deux sans quatre.

Pendant les deux années que je passais à Forcalquier nous eûmes successivement Odile et Marie-Christine. Les deux accouchements se passèrent à la maison car il n'était guère possible d'aller dans une clinique. Heureusement chaque accouchement se passa bien et nous fûmes assistés par le dr Nalin. Pour Odile il arriva le soir avec son fanal à la maison disant le célèbre mot du philosophe grec : Je cherche un homme. Pour Marie-Christine il eut juste le temps d'arriver et je lui demandai de me conseiller, car je pensai que je serai seul pour pratiquer l'accouchement suivant. Mais il n'y eut pas d'accouchement suivant.

À Forcalquier nous eûmes une alerte terrible. Odile eut une pneumonie. Heureusement mes collègues de Digne me firent parvenir des antibiotiques dont l'usage commençait et nous sauvâmes Odile. Mais elle resta longtemps fragile des poumons et ce fut finalement à Saverne grâce à l'air tonifiant des Vosges qu'elle se rétablit complètement.

Pendant ce temps la guerre continuait. Les Allemands occupaient la zone sud [142] et les Italiens les Basses-Alpes [NDLR.maintenant Alpes-de-Haute Provence]. La résistance commençait à s'organiser clandestinement. Un jour on vint me demander d'engager mes scouts dans la résistance. Je refusai, car j'estimais que ce devait rester une affaire d'hommes et que je ne pouvais pas exposer des jeunes au danger. On me classa aussitôt parmi les «collaborateurs.» Dans l'autre camp on me demanda de faire partie de la milice, ce que je refusai naturellement. J'estimais toujours que le magistrat devait se maintenir en dehors de toute discussion politique. Mes sentiments de l'époque étaient partagés. Je ne pouvais pas aimer les Allemands qui nous faisaient deux fois la guerre en 50 ans et qui m'avaient chassé de l'Alsace et spolié. Mais je partageais leurs idées anti communistes et j'avais le respect de l'ordre et de la discipline. De plus je me sentais tenu envers le pays qui m'avait chargé de fonctions judiciaires de faire respecter et appliquer la loi et l'ordre public et je ne pouvais que réprouver les «terroristes» comme on appelait alors les résistants. J'en voulais à notre classe politique d'avoir conduit le pays à la guerre et au peuple d'avoir refusé cette guerre et d'avoir fui devant l'ennemi. On pouvait même le soupçonner d'avoir délibérément choisi la fuite au combat. D'un autre côté il ne faut pas oublier que les Anglais dont de Gaulle se prétendait l'allié avaient attaqué et défait notre marine à Dakar, à Mers El Kébir [143], en Syrie, sans parler des soldats français qu'ils avaient abandonnés sur la plage de Dunkerque, à l'encerclement et à la capture.

Aussi je m'étais fait une ligne de n'être ni pour les Anglais, ni pour les Allemands, pour la France seulement. Je ne pouvais exposer ces idées à personne et il me fallu naviguer entre les uns et les autres sans me compromettre. Mais dans un pays livré au soupçon, à la méfiance et à la sourde hostilité, cette attitude ne pouvait se comprendre. Je refusai d'aller à Paris servir d'interprète dans les services de la chancellerie, ce que l'on m'avait proposé ; de faire partie d'une section spéciale à la Cour [144] d'Aix. J'avais passé quelques semaines à l'hôtel où j'avais lié connaissance avec un colonel à la retraite qui me paraissait inoffensif. Par les policiers qui venaient régulièrement au Tribunal j'appris qu'il était soupçonné d'être dans la résistance. Je crus bon de l'en avertir, en prenant naturellement toutes les précautions possibles. Je sus plus tard par mes scouts qu'il y avait vu un piège pour essayer de le faire parler.

La justice de paix : les histoires à la manière de Giono

En face du tribunal habitait un ménage de réfugiés lorrains dont le fils, Ivon, était dans ma troupe. Un jour le colonel de gendarmerie de Digne vint me trouver pour me demander si je n'avais pas remarqué des allées et venues suspectes à son domicile. J'avoue que je m'intéressais peu aux faits et gestes des autres, je n'avais rien remarqué, je le dis, mais si j'avais vraiment été un collaborateur, j'aurais à ce moment là exercé une surveillance et pu dénoncer l'homme qui effectivement était résistant. L'idée ne m'effleura même pas.

Tout cela n'empêcha pas que je fus soupçonné et qu'après la libération, je fus mis sur la selette. Je le savais par le capitaine de gendarmerie de Forcalquier qui faisant aussi de la résistance mais sans doute il ménageait aussi des alibis. Cependant comme on ne put rien prouver qu'«une opinion» et qu'on ne poursuivait pas les «délits d'opinion» sic dixit mon capitaine de gendarmerie on me laissa en paix.

Mais à Forcalquier je reçus mon petit cercueil par la poste comme mes autres collègues qui eux se montrèrent actifs dans la répression du «terrorisme» et certaines personnes à Forcalquier se détournèrent de moi. C'est ainsi que la sage femme qui devait assister Denise (et qui était la tante d'un de mes collègues attaché au Parquet [145] à Marseille), me laissa me débrouiller seul pour l'accouchement. Ce qui ne dénote pas un sens professionnel très poussé. Mais nous étions dans une situation exceptionnelle et il en fallait peu pour se haïr.

J'ai quand même quelques anecdotes plus divertissantes à raconter sur mon séjour à Forcalquier. Ma fonction était surtout celle d'un juge de paix. Il faut avouer que je la remplissais assez mal, car le juge avait surtout le rôle de conciliateur. Ce que je réussis assez mal. J'ignorais tout de la finasserie des paysans, de l'art de la conciliation, de sorte que j'eus à juger plus d'affaires que ne l'aurait fait un juge plus expérimenté.

L'eau est une denrée rare sur ce plateau de Forcalquier, fait de dalles calcaires, pleines de fissures par lesquelles les rares pluies disparaissent sous terre pour aller ressurgir plus loin dans la vallées du Vaucluse. [Et ces pluies sont rares ?] Un été nous restâmes presque 6 mois sans voir tomber une goutte d'eau, ni même un nuage dans le ciel.

Aussi les procès relatifs à l'eau sont fréquents. Il y a des campagnes où il faut aller chercher l'eau dans des aumôniers à plusieurs centaines de mètres. C'est une cause fréquente de litiges entre propriétaires et métayers.

J'eus à juger une affaire qui était en litige depuis le Moyen-âge. Un propriétaire de l'époque [NDLR époque où avait été instaurée cette servitude] avait canalisé une source et établi une fontaine sur le bord d'un chemin «Pour la soif des voyageurs.» Mais évidemment cette servitude n'était pas du goût des propriétaires actuels du terrain qui prétendaient utiliser l'eau à leur usage. D'où litige. Je ne sais plus dans quel sens je tranchai sans doute pour le respect de la servitude et l'avocat adverse, qui était Mme Poinsot Chapuis, avocat et à l'époque ministre [146] partit en claquant la porte et en disant à haute voix qu'elle allait faire appel. Bel exemple du cas que le barreau fait de l'indépendance de la magistrature !

Pour le reste c'était surtout des infractions à la législation sur le rationnement, le marché noir, pour lesquelles nous n'étions pas tendres mais ce qui nous empêchait moralement de le pratiquer pour nous mêmes. Heureusement les enfants étaient en bas âge et les rations étaient suffisantes pour ne pas trop entraver leur croissance, mais qu'en aurait-il été si nous avions eu des adolescents [147] qui avaient besoin de nourriture ? J'aurais sans doute été obligé de passer par le marché noir encore que c'eut probablement été difficile car les marchands profitaient de la situation pour demander des prix exorbitants.

J'eus souvent à faire des appositions de scellées après décès et quelques unes donnèrent lieu à des situations délicates.

C'est ainsi que je fus appelé à apposer les scellées dans une ferme des environs de St Étienne les Orgues. Le greffier de la Justice de Paix, qui était aussi le notaire me prévint que les héritiers étaient très montés et que je devait me méfier. Je partis, Charles qui était de passage m'accompagna [148]. Quand j'arrivai à la ferme, le fermier m'attendait avec son fusil. Me Gouvan parlementa et l'homme finit par consentir à me laisser instrumenter. Il s'agissait d'apposer les scellées à la demande d'autres cohéritiers sur une armoire où le père, qui venait de décéder était censé avoir déposé l'argent de la vente de la lavande (ce qui était très cher à l'époque) qui venait d'être coupée. J'apposai donc les scellées sans vérifier le contenu de l'armoire ce que je n'avais pas à faire, quand nous allâmes lever les scellées nous ne trouvâmes pas d'argent dans l'armoire. Il faut dire que le fond de l'armoire était fait d'une planche légère qui avait bien pu être déplacée et remise en place après coup. C'est dans la cour de cette ferme qu'une commode d'époque Louis XV servait de poulailler à la volaille. À l'époque je cherchais à refaire mon ménage. Mais dans ces circonstances il n'était pas question que je demande à l'acheter.

Une autre fois je dus apposer les scellées à la requête de l'Enregistrement et faire inventaire dans une maison à Mane dont la propriétaire venait de mourir sans héritiers.

La maison était meublée d'une façon cossue mais le mobilier n'était pas provençal. La propriétaire était venue s'établir là avec sa sœur qui était morte 10 ans avant. La survivante persuadée qu'elle allait mourir bientôt se laissa aller. Mais elle mourut 10 ans après. Nous trouvâmes une placard qui était rempli de draps sales qui n'avaient jamais été lavés. Elle laissait pas mal de bijoux. Le receveur de l'Enregistrement lui même se montra écœuré qu'avec sa fortune, cette femme n'ait rien laissé à des parents sur place qui l'avaient soignée jusqu'à sa mort et il prit sur lui d'exclure de l'inventaire les bijoux qu'il abandonna à ces parents bienfaisants.

Lors d'un autre inventaire je découvris une armoire à pointes de diamants et les héritiers me demandèrent de réfléchir à l'offre que je leur fis de l'acheter. Sur ces entrefaits je pus acheter un bahut à une vieille personne de St Étienne les Orgues (pour 2000 F de l'époque) qui attendait cet argent pour entrer à l'hospice. Là dessus je partis à Villars. Pendant mon absence, les héritiers en question vinrent m'offrir de vendre l'armoire, mais Denise crut bien faire de refuser l'offre du fait que nous venions d'acheter le bahut. Ce bahut bien décapé, le plateau retaillé par le menuisier du coin car il s'était gondolé à l'humidité, et bien astiqué après la Libération, car pendant la guerre il n'était pas question de trouver de l'encaustique, est celui qui se trouve dans notre entrée à Saint Leu [149]. Une autre apposition de scellées pittoresque, celle-là, fut dans un logement du vieux Forcalquier. Le défunt était connu pour un poivrot fini qu'il fallait souvent ramener sur une brouette à son domicile. Nous trouvâmes le cadavre sur une paillasse pourrie et les rats courraient dans la pièce mais la commode avaient des poignées en or. Et dans le bric-à-brac de la pièce nous trouvâmes tous les livres de classe du défunt qui avait poussé les études jusqu'au baccalauréat [150]. Une autre intervention pittoresque fut un constat d'adultère à St Étienne les Orgues sur commission rogatoire d'un juge d'instruction de Marseille. La femme était la maîtresse d'un militaire du 141e R.I. de Marseille [151]. Le mari avait attendu qu'il soit en manœuvre d'été dans la Montagne de Lure pour faire effectuer un constat à l'hôtel où les deux étaient descendus. Me Gouvan me prévint que les deux amants étaient bien au nid et que nous pouvions procéder dès l'heure légale, le matin.

Nous partîmes donc de bon matin dans l'auto de mon collègue Debeaurain juge de paix à Manosque. Arrivé à l'hôtel nous attendîmes l'heure légale pour aller frapper à la porte de la chambre, un moment d'attente puis une petite voix de femme de l'intérieur demanda «Qui est là ? » Je répondis avec une grande envie de rire, «Au nom de la loi, ouvrez ! » Encore un moment d'attente, le temps que le couple s'enfile quelques vêtements et la porte s'ouvrit. Le constat demandait que je vérifie la tiédeur du lit et la trace des deux corps, les vêtements éparpillés et tous les indices rendant l'adultère irréfutable. L'homme était un jeune homme, torse nu, bien bâtit. La femme très énérvée se démenait de l'un à l'autre de nous trois (moi, Me Gouvan et Debeaurain. ) Elle me disait : «On m'avait dit que ça se passerait comme ça, si vous connaissiez mon mari vous me comprendriez !», et encore : «Vous êtes le juge, ce Mr est votre greffier, mais celui-là (Debeaurain) qui est-ce ? Qu'est-ce qu'il fait là ? »

La vie mondaine de Forcalquier ou les obligations de la charge

Parmi les notables du pays que je me devais de fréquenter au moins professionnellement, il y avait Me Bonierbale, avoué aussi, qui était plutôt de la tendance radicale socialiste [152]. Son confrère Me Buffet Delmas lui était représentant de l'aristocratie, neveu de la marquise d'Autane [153] et qui avait même des droits sur les terres d'Allons dans notre vallée du Haut Verdon.

Lui c'était le partisan du Maréchal [154]. Il y avait l'imprimeur Testanière, qui travaillait pour des maisons d'édition parisiennes une tête de faune, qui se donnait des allures d'homme à bonnes fortunes, qui parlait librement des femmes et qui serait mort en sortant d'une maison de passe à Paris à ce que l'on m'a raconté apès la guerre.

Il y avait le bon curé Tessier, aumônier de notre troupe scout qui tenait pleinement son rôle d'aumônier. Il y avait le notaire Gouvan de St Étienne les Orgues, petit homme chétif, malingre qui tenait à recevoir à déjeuner lorsque j'allais tenir audience à St Étienne, mais qui ne me reçut jamais qu'à l'hôtel. Par la suite on devait apprendre que ce petit homme insignifiant et sans charme avait détourné des millions à ses clients pour les beaux yeux d'une jeune maîtresse qui était je crois sa nièce [155]. Il fut condamné aux travaux forcés qu'il exécuta vu son âge de plus de 60 ans, dans une prison de France [156]. À la fin de sa peine, ou quand il fut gracié, il vint se réfugier à Colmars où son neveu était l'abbé Daumas [157] et on put le voir encore très longtemps à Colmars. Après sa mort, sa femme resta encore à Colmars pendant plusieurs années. Sans doute est-elle morte maintenant.

Il avait des discussions homériques avec Mr Jourdan, le propriétaire des cars qui faisaient le service entre Forcalquier, Saint-Étienne, Digne. Tous deux étaient apparemment pétainistes et discutaient fermement politique.

Ne sont-ce pas là des situations et des personnages dignes de la «Comédie humaine» ?

J'allais oublier l'astronome de St Michel l'Observatoire qui était toujours dans la lune, comme il se doit pour un astronome, auquel les gens du pays jouaient des tours pendables. Le capitaine de gendarmerie qui était aussi un personnage bien à part, jouait double jeu dans la résistance tout en collaborant avec les autorités.

Dans les circonstances spéciales que nous vivions, son concours ou sa complicité m'était indispensable. C'est ainsi que je me trouvai bien embarrassé le jour où un juge d'instruction du Vaucluse m'adressa une commission rogatoire pour aller rechercher le corps d'un collaborateur assassiné à Revest-du-Bion. Je savais que le plateau d'Albion était aux mains des maquisards et je devais exécuter ma mission. J'avertis le capitaine de gendarmerie qui me devança pour avertir les hommes de mon arrivée. Je trouvais naturellement le village désert. Mais du feu brûlait dans un âtre, des ustensiles de cuisine se trouvaient dans les pièces. J'avais la sensation que des yeux de loin sur ce plateau m'observaient. Mes recherches furent sommaires et je ne trouvai naturellement rien. Je devais apprendre plus tard que le mort que je cherchais était tout simplement enterré au cimetière. Il fallait y penser.

Mais je m'aperçois que j'anticipe et que cela se passa lorsque j'étais déjà juge d'instruction à Digne.

Je pourrais ainsi évoquer l'image de l'huissier Me Thumin, aussi madré qu'un paysan qui excellait à allonger sa note d'honoraires de frais de «dresse» qui ne figuraient dans aucun tarif, et ce père Madelaine qui déplaçait les bornes de son champ, car me disait-il çà faisait bien, un champ qui tire droit et l'épicière que venait me faire les yeux de biche dans mon cabinet pour le plus fallacieux prétexte !

Juge d'instruction à Digne

Discerner le bien du mal, navigation à vue entre Gestapo et résistance


Digne. Maison Av. Paul Martin(2010). © J. Joseph

Au bout de 2 ans à Forcalquier ma nomination comme juge d'instruction à Digne à la place de mon ami Liotard [158] promu à l'avancement, alla de soi. Il fallut donc déménager à nouveau, trouver un logement à Digne et transporter le peu de mobilier que j'avais pu trouver. J'avais acheté un grand bahut toujours dans les mêmes conditions à une vieille personne de Forcalquier qui entrait à l'hospice. Le meuble était moins beau que le premier que j'avais acheté, mais c'était du noyer et un travail d'ébéniste. Il est maintenant à Villars. Et nous étions maintenant six. Je me logeais à Digne à l'hôtel Mistre et je trouvai facilement un petit appartement, rue Paul Martin, à vrai dire c'était celui du président du tribunal qui lui aussi venait d'être promu. Il laissa simplement un ou deux meubles et je pus y caser les miens très facilement. Ce n'était pas un logement extraordinaire, mais il y avait une salle de bain et le chauffage central. Les propriétaires étaient des gens de Barcelonnette qui partaient régulièrement faire fortune au Mexique et qui en revenant se faisaient construire des maisons qui paraissaient opulentes pour le pays, car le département des Basses-Alpes était l'un des plus pauvres et des moins peuplés de notre pays. Et nous voilà installés à Digne et moi juge d'instruction dans la période la plus mouvementée de notre époque. Tout le pays était désormais occupé par les Allemands. Il y avait à Digne un général avec son état major logés dans un hôtel du Bd Gassendi et la Gestapo à la villa Marie Louise et l'hôtel qui se trouve sur la route de Nice à la sortie de la ville. Je suis saisi tous les jours d'assassinats dont on sait qu'ils sont à peu près toujours du fait de la résistance, mais aussi des vols qui peuvent être de simples pillages de droit commun ou des rançons payées à la résistance. Je sais aussi que la Gestapo vient fouiller dans les dossiers et se saisir de détenus suspects. Il s'agit donc d'être prudent. Ne sachant comment voir clair je pose ouvertement la question à l'un des 2 avoués auprès du tribunal. Me [NDLT ?], un vieux radical socialiste de la 3e République. «Pouvez vous me mettre en relation avec le chef de la résistance dans le département afin de savoir dans les affaires dont je serai saisi, s'il s'agit d'une affaire de résistance ou de droit commun ? » Sans me dire ni oui ni non, il me répond «Cela demande réflexion.» Quelques jours après il vint me retrouver pour me dire que l'intéressé accepte mais que je serai surpris de voir la personne dont-il s'agit. Effectivement quelques jours après se présente le receveur de l'enregistrement. C'était lui qui était le chef, de je ne sais pas qui d'ailleurs car il y avait au moins 3 mouvements de résistance : l'armée secrète, provenant de régiments de chasseurs stationnés à Digne, dissous après l'entrée des Allemands en zone libre, les FTP (Francs Tireurs et Partisans) communistes et les FFI (Forces Françaises de l'Intérieur). Heureusement je ne restai qu'à peu près un an à l'instruction.

Deux inspecteurs communistes et les commissions rogatoires

Avant la libération de Digne, en août 1944 et je n'eus pas à me débrouiller dans ce véritable maquis. D'ailleurs les assassinats dont j'étais saisi tous les jours ne donnèrent lieu qu'à un semblant d'instruction et le secret désir de chacun était de ne pas savoir qui en étaient les auteurs. Je donnais régulièrement commission rogatoire à deux inspecteurs de police qui venaient de la Police Judiciaire de Nice et passaient à mon bureau chaque début de semaine et qui étaient les seuls à pouvoir circuler librement dans le département. Tout autre aurait été infailliblement abattu. Je n'attendais d'eux aucune diligence, il fallait simplement faire semblant d'instruire. On avouera que c'était pour moi une situation bien inconfortable. J'appris par la suite les vrais raisons de leur liberté d'action. Voici dans quelles circonstances : un matin les deux arrivent de bon matin, dans mon cabinet la mine déconfite pour m'apprendre que le commissaire divisionnaire de Nice, leur chef de la PJ. donc venait d'être découvert assassiné à Manosque. Je leur donnai les commissions rogatoires habituelles et n'entendis plus parler de rien. Je dois mentionner que dans ce cas un vieil inspecteur que j'avais rencontré à Forcalquier m'avait conseillé de ne pas cherché à savoir ce qui s'était passé si je tenais à rester en vie !

Or j'étais déjà juge à Saverne, donc près de 1 an après, lorsque le Parquet [159] de Saverne reçut une commission rogatoire d'un juge de Lyon pour m'entendre comme témoin dans cette affaire. C'est ainsi que j'appris que ce divisionnaire avait été tué par les deux inspecteurs chargés d'enquêtes dans le département qui faisaient mes enquêtes et qui étaient membre du Parti Communiste. À la fin de la guerre on les arrêta pour plusieurs vols et ils furent inculpés pour l'assassinat de mon commissaire de police, la préméditation devant résulter du fait qu'ils étaient venus expressement dans le département pour commettre leur crime. Ils s'en défendaient en disant qu'ils étaient venus à ma requête, ce que je ne pus que confirmer. Je ne sais quelle a été la suite de cette affaire mais on se rend compte combien mon rôle était délicat. Il ne 'agissait pas à l'époque de jouer au chérif mais bien de laisser passer l'orage. Mon collègue Liotard et le procureur de l'époque Calm qui étaient venus participer à une opération de police contre les maquisards à Forcalquier avant mon installation à Digne en surent quelque chose. Ils furent arrêtés à la libération et internés pendant plusieurs mois en vertu de la justice expéditive que rendaient les communistes à l'époque. Ils ne furent relâchés que lorsque les institutions recommencèrent à fonctionner normalement. Mais Calm abandonna la magistrature et Liotard qui était un garçon brillant et dynamique fut toujours arrêté dans sa carrière. Il arrivait à peine à Corbeil je crois comme juge quand il mourut vers 1970.

Pendant cette période je vis plus de morts que jamais dans ma vie. Le comble fut le jour du Vendredi Saint 1944 lorsque nous allâmes ramasser près de Gaubert, aux portes de Digne, une quarantaine de résistants tués par les Allemands. c'étaient des FTP, des ouvriers des chantiers navals de la Seyne. Leur chef fut reconnu à ce qu'il portait des chaussettes rouges. Il faisait ce jour là étonnamment beau sur ce coin de Haute Provence et c'était un spectacle poignant de voir ces corps dispersés sur les champs de blé. Enfin vint le jour où nous apprîmes le débarquement sur les plages de Normandie. Pour nous rien ne fut changé au début sinon que les Allemands devinrent plus nerveux. On annonça des perquisitions, au dessus de nous habitait un professeur de philo nommé Cartier qui ne cachait pas ses opinions gaullistes. L'imbécile de président Juge [NDLR, Juge était président du tribunal de Digne, il fut emprisonné à Nice à la Libération et suspendu, [cf. annuaire de la magistrature] l'avait fait condamner pour avoir écouté la radio de Londres. Autant dire qu'il ne nous portait pas dans son cœur. Je crus bon cependant d'aller l'avertir de prendre ses précautions. Je ne sais s'il n'y vit pas là un moyen de l'amener à se dévoiler.

Un jour en partant au bureau je vis des soldats dans la rue fusil et baïonnette au canon. Ils empêchaient quiconque de sortir de la ville. Je me rendis en ville. Sur la place sous la statue de Gassendi [160] il y avait un char allemand et devant trois hommes attachés les yeux bandés. En avant d'eux des militaires armés en ligne. Il y avait naturellement foule autour et chacun se demandait quel allait être le sort de ces hommes. Un officier allemand monta sur le char et se mit à haranguer la foule. C'était une diatribe contre les résistants et les communistes que l'on appelait des terroristes et qu'il assimilait à des communistes. Il parlait remarquablement bien le français d'ailleurs. En péroraison de son long discours il dit simplement : «Les prisonniers sont libres.» Ce fut un soulagement général et on crut entendre le soupir de la foule.

Une nuit que nous rentrions d'un transport dans les gorges de l'Asse [161], une camionnette légère allemande roulait devant nous. À un moment, là où la gorge se resserre la voiture s'arrêta et les hommes munis d'une mitrailleuse sautèrent de la voiture et se mirent en position de tir sur les talus au dessus de la route. Nous n'en menions pas large, mais le chauffeur continua, nous passâmes et alors nous poussâmes un soupir de soulagement.


Film de des derniers jours de l'occuaption allemandes de la libération de Digne. Archives des Alpes de Hautes-Provence

Perquisition à Villars, délation et suspicion

C'est à cette époque que les Allemands vinrent perquisitionner à la maison à Villars. Ils cherchaient Mr Dorten, Allemand, homme politique qui avait œuvré après 1918 pour le retour de la Rhénanie à la France. Heureusement celui-ci avait pris le large et ils n'allèrent pas le chercher au Caduc [162] où il avait trouvé refuge. était-ce Taïa qui l'avait dénoncé ? Taïa Falsfein était une réfugiée russe, mais d'origine allemande, dont la mère avait une maison de vacances en dessous de l'église ? Quoiqu'il en soit on ne la revit plus à Villars pendant plus de 20 ans et ce n'est que plus tard qu'elle revint. Elle était mariée à un Allemand, je devrais dire «elle est» car elle est toujours en vie au moment où j'écris ces lignes. Nous avons connu cet Allemand, qui est journaliste à Munich et qui paraît avait été un résistant de la 1ere heure au nazisme.

Le bombardement du pont, La Libération, les courgettes, les trous dans la pile de draps

Enfin le jour de la libération approchait. Des avions vinrent bombarder le pont sur la Bléone, un obus fit un trou dans le tablier du pont sans l'endommager sérieusement. Mais les maisons du bas de la rue Gassendi furent touchées. Il y avait là un marchand de vin nommé Bœuf dont les filles avaient quitté Marseille bombardée pour se mettre à l'abri. Elles furent toutes tuées dans ce bombardement. Ce devait être deux jours avant la libération de Digne. Personne ne se soucia d'aller relever ces morts. Ce furent les scouts dont je faisais partie qui s'en chargèrent. Enfin le jour de la libération arriva. Le matin Denise était allée faire des courses avec les enfants quand les sirènes se mirent à hurler. Elle se dépêcha de rentrer à la maison et déplora toujours le perte de son sac de courgettes qu'elle perdit dans sa fuite.

Nous restâmes à la maison quand le tir d'artillerie débuta [au] début de l'après midi [163]. La cible était située tout près de chez nous, le bâtiment du petit séminaire où était cantonnée une unité allemande. Nous nous réfugiâmes dans un appentis en bois situé dans la tranchée qui séparait la maison de la rue. Les obus partaient régulièrement et nous attendions leur impact tout autour de nous. Cricri [164] avait vite compris et se mettait à hurler à chaque départ, un dernier coup fut si violent qu'il tomba tout près de notre abri et une hache qui était plantée dans un arbre devant la porte fut pulvérisée par un éclat.

Quand le silence se fit, je me hasardai au dehors. La rue était déserte. J'allais jusqu'au Bd Gassendi et jetai un coup d'œil furtif. Au bout du Bd vers la fontaine une sentinelle allemande m'aperçut et se mit à courir vers moi. Je n'attendis pas mon reste et revint à la maison. Vers 4 heures nous entendîmes un bruit curieux, feutré. Nous sortîmes et virent les troupes américaines qui entraient dans la ville. Les soldats n'étaient plus chaussés de brodequins à clous comme les soldats d'avant guerre, qui martelaient le sol en cadence, mais de chaussures de caoutchouc, d'où ce bruit bizarre. Nous fîmes l'inspection de la maison. les pièces étaient jonchées d'éclats d'obus. L'un d'eux avait traversé dans une armoire, une pile de draps appartenant à mon collègue Juge faisant un trou dans la pile.

Justice !

Un obus avait frappé la façade de la maison où habitait mon ami Liotard et son appartement était saccâgé. Vers six heures, un gendarme vint m'apporter une convocation d'avoir à être présent au tribunal à 11 heures du soir. Ne sachant que penser de cette convocation j'allai trouver mon Président qui me dit d'obéir à cette convocation. Il avait reçu la même et ignorait le but de cette réunion.

À 11 heures du soir je me rendis donc au tribunal. On nous fit entrer dans la salle des assises et nous prîmes place dans les bans des jurés; puis un tribunal composé d'inconnus fit son apparition et le «président» s'adressant à nous, nous dit que ce tribunal avait été réuni pour juger des traîtres et que nous devions être les témoins du déroulement régulier des débats.

Sur quoi on introduisit le premier accusé. C'était un Alsacien professeur d'allemand au lycée et traducteur à la villa Marie Louise de la Gestapo, des témoins vinrent déposer qu'ils l'avaient vu surveillant les allées et venues des résistants qui furent arrêtés et fréquenter la Villa Marie Louise. Je ne me souviens pas qu'on lui ait donné un défenseur, je ne le crois pas. Il fut condamné à mort et éxecuté au petit matin. Le deuxième accusé était une femme, tenancière d'un hôtel à qui l'on reprochait d'avoir couché avec les Allemands et les Italiens. Rien n'ayant été prouvé contre elle sauf son penchant pour les uniformes ennemis, elle fut acquittée.

Je dois dire que cette scène se passait dans la pénombre, toutes les lignes électriques ayant été détruites par le bombardement, l'éclairage se faisait à la bougie. Ce tribunal fonctionna quelques jours mais fort heureusement il fut rapidement supprimé. Le président Juge, le procureur, le juge d'instruction Liotard avaient été arrêtés dès les premières heures de la libération. De nouveaux magistrats furent mis en place.

Je précise que le président Juge ayant été promu à un autre poste avait été remplacé par le président Builly qui était de Digne et qui ne fut pas inquiété. Le collègue Liotard qui avait été nommé à Nice fut arrêté à Nice et le procureur Calm toujours en service à Digne fut aussi arrêté et interné.

Quand à moi je restai en service bien que j'ai refusé d'assister au défilé de la Libération qui eut lieu le lendemain de ce jour à Digne où l'évèque défila derrière le drapeau rouge. Je reconnais que mon attitude était dangereuse car à l'époque les arrestations et les règlements de compte étaient monnaie courante. Mais je ne pouvais manifester ma joie devant les conditions d'une telle libération qui correspondait bien à ce que nous avions craint et imaginé.

Le berger du col d'Allos, la femme du cantonnier et autres personnages


Crime au col d'Allos. Notes prises au cours de l'instruction
Pourtant la vie pour moi continua. On me laissa l'instruction. Après avoir déterré les morts de la résistance, j'allais tout l'hiver déterrer les morts de la collaboration. Comme ils étaient enterrés depuis plus longtemps, ce n'était pas un travail agréable. Je rentrais à la maison les vêtements imprégnés de l'odeur des cadavres, mais cela ne me coupait pas l'appétit, on s'habitue à tout.

À côté des affaires de résistance, les affaires criminelles de droit commun ne manquaient pas. C'est ainsi que j'eus à instruire deux affaires dignes d'un roman de Giono. la première se passa au ravin de la Malune sur la route qui descend du col d'Allos sur Barcelonnette. La route est difficile, étroite et il y a là un à pic de quelques 700 m. Or un berger de Provence venait garder ses troupeaux de moutons dans les alpages de la région. Il était jeune, vigoureux, plein de vie et sans doute de poésie. Sur place il y avait un cantonnier dont la femme était jeune avec la grâce des femmes bas alpines. Ce qui devait arriver, arriva ! Le berger tomba amoureux de la femme du cantonnier si ce n'est pas le contraire. Il [le cantonnier NDLR] devint gênant. Il fallait le supprimer. C'était l'hiver où les italiens abandonnèrent Hitler. Les troupes italiennes occupaient la région de Nice et les Basses-Alpes. Elles se débandèrent et passèrent par les cols pour rejoindre l'Italie abandonnant au long de la route armement et ravitaillement. Les amants conçurent alors un plan pour se débarrasser du mari. Le berger dit au cantonnier qu'il connaissait l'endroit où les Italiens avaient abandonné des futs d'essence et qu'ils pouvaient récupérer. Il l'amena ainsi au ravin de la Malune et lui montra sous le talus de la route l'endroit où devait se trouver les fûts. Le cantonnier s'étant penché sans soupçons au dessus du ravin, le berger d'une poussée dans le dos le précipita dans le vide et le malheureux alla s'écraser 700 m plus bas [NDLR, 700 m plus bas…hum !, il est vrai que la pente est raide à cet endroit là, mais impossible de faire une chute verticale de cette ampleur]. Puis il disposa sur le bord de la route, la brouette du cantonnier, sa pelle, sa pioche, sa veste et alla se coucher avec sa maîtresse. Le lendemain matin celle-ci se rendit à la gendarmerie pour annoncer la disparition de son mari.

L'enquête fut vite terminée et les amants démasqués (par la montre de la victime arrêtée au moment de la chute) avouèrent sans peine leur crime. En plein hiver et sans essence, il n'était pas possible d'aller faire une reconstitution sur place ; l'affaire dût passer aux assises mais je n'étais plus là pour terminer l'instruction. Une autre affaire se passa aux portes de Digne à Aiglun. On vint m'avertir de bonne heure qu'un drame venait de se passer dans une ferme isolée de l'endroit. Transport sur le lieu. Un vieux paysan vivait seul avec sa belle fille et sa petite fille âgée d'une dizaine d'année tandis que le fils s'occupait d'une autre propriété assez éloignée. Ce matin là, la jeune femme sortit à l'aube de la ferme en chemise et hurlant. On trouva le corps du beau père au pied d'une échelle dans la grange, le crâne ouvert d'un coup de bistoulié (rouleau à pâtisserie) et la petite fille grièvement blessée dans le coma. Y avait-il eu une discussion d'intérêt entre les deux, le vieil homme avait-il voulu abuser de sa belle fille ? Il me fut impossible d'interroger la fillette et la femme choquée ne voulait rien répondre.

Nous nous contentâmes de faire une description des lieux et de faire les premières constations. Détail amusant au milieu du drame, mon greffier tomba sur une réserve de jambons pendus à une poutre. En cette période où nous n'avions presque rien à manger cela ne pouvait qu'exciter notre envie. Mon greffier n'y tint pas et il demanda au mari, accouru sur les lieux, la permission de se restaurer de quelques tranches de jambon fumé. L'homme qui avait d'autres soucis en tête acquiesça et nous mangeâmes de bon appétit. Je ne sus jamais la fin de cette affaire ayant été nommé en Alsace entre temps.

Un jours des jeunes en manipulant du plastic à Manosque provoquèrent une explosion. Il fallut me rendre sur les lieux. À l'entrée de la ville nous fûmes arrêtés par un groupe de FFI. Et qui le commandaient ? C'était «Brioche.» Brioche était une petite gouape [165] marseillaise qui à la suite de nombreuses condamnations avait été interdit de séjour à Marseille et assigné à résidence à Manosque. J'avais eu à faire avec lui pour de nombreux délits et quelques jours avant la Libération alors qu'il avait tenté une révolte à la prison et blessé d'un coup de revolver par le surveillant chef, je l'avais interrogé à l'hôpital où il invoquait à grands soupirs la Bonne Mère et m'étant étonné qu'il crût en quelque chose il me répondit : «Mais je suis un bon chrétien.» Or ce jour là à Manosque il me braqua la mitraillette sur le ventre en me disant «C'est nous qui faisons la police maintenant.» Mais il se contenta de cette petite revanche et me laissa faire mon travail. Mais les fusils partaient vite à cette époque !

Je dois dire que le jour de cette fameuse révolte, j'avais eu une indigestion de cerises et Denise m'avait retrouvé évanoui sur le parquet ce qui m'évita d'aller faire un transport en prison et peut-être d'être arrêté et même plus simplement «liquidé.» Qu'aurait été le crime ? Sinon celui d'être partâgé entre mon serment de magistrat et mon devoir de français ? D'ailleurs tout cet hiver lorsque je rentrais la nuit à la maison et que j'entendais un pas derrière moi dans les ruelles étroites et désertes du Vieux Digne je me demandais si mon heure n'était pas venue. Mais on s'habitue au danger.

J'eus aussi à instruire des affaires contre des résistants et cela n'était pas le moins délicat. Je fus ainsi saisi d'une plainte avec constitution de partie civile pour assassinat contre le maire de Barcelonnette qui avait dirigé le maquis d'Allos. Il y avait là parmi les hommes le fils d'un conseiller à la Cour de Cassation qui fut exécuté par la résistance en même temps que les filles Faletto. La famille Faletto tenait un hôtel à Beauvezer [166] et les filles avaient eu l'imprudence de fréquenter les Allemands. Avaient-elles fait des dénonciations ? Je ne sais, toujours est-il qu'elles furent fusillées. J'entendais à ce sujet le curé d'Allos qui les avait assistées dans leur dernier moment et qui me dit avec quelle dignité elles furent face à la mort, demandant le temps de se farder et de mettre du rouge à lèvres. Tant que dura la guerre personne ne réagit. Mais la guerre finie le père de ce jeune homme exécuté lui aussi, porta plainte avec constitution de partie civile. J'étais obligé d'instruire, mais le maire le prit de haut. Là aussi je ne menai pas l'instruction à son terme. Il est probable que l'affaire n'eut pas de suite.

J'eus aussi un jour à aller faire une perquisition dans une propriété de la vallée du Jabron. Vivait là un propriétaire terrien qui avait reçu en dépôt les bijoux et la fortune d'un parent qui voulait se mettre à l'abri d'une perquisition ou d'une saisie. Puis survint la coupure de la France en deux, la ligne de démarcation. Ce parent habitait dans le Nord. La guerre finie il voulut récupérer son bien mais se heurta à un refus et porta plainte pour abus de confiance. Inutile de dire qu'une perquisition dans une grande maison paysanne pleine de coins et de recoins ne pouvait rien donner. Effectivement nous ne trouvâmes rien si ce n'est tous les insignes d'une 37e puissance de la franc maçonnerie. Peut-être ce parent était-il lui aussi franc maçon et poursuivi ou ne craignait-il pas de l'être pour appartenance à une ligue dissoute ?

Une autre fois nous dûmes aller à.. .. [NDLR : espace blanc] pour une affaire de lettres anonymes qui opposait le curé et le médecin du coin. C'était sans doute tout de suite après la Libération car les routes étaient coupées et nous dûmes emprunter le tunnel du chemin de fer pour accéder à la ville. Il faut dire que le médecin s'étonna bien un peu qu'il fallut un transport sur le lieux pour recueillir des spécimens de son écriture, mais nous y voyons surtout avec mon greffier l'occasion de sortir de Digne et de faire un bon repas.

Une autre sortie eut un tout autre objet. Il s'agissait des expropriations de terrain et de la fixation des indemnités pour les habitants d'une petite agglomération qui devait être engloutie sous les eaux du barrage de Castillon [167]. Ce fut pour moi l'occasion de pénétrer, sous la conduite d'un ingénieur de l'électricité, dans le tunnel de dérivation du Verdon dont le cours était détourné pour permettre la construction du barrage. Tout cela est maintenant sous les eaux et peu de gens pourraient se vanter d'avoir pu visiter cet ouvrage.


Hiver 1945. Digne. Denise, 1er rang de g à d. Thérèse, Odile, Jacques
Pendant ce temps là l'hiver se passait. Un hiver particulièrement froid, enneigé et pénible à supporter du fait des privations et de cette tension nerveuse que je supportais.

Nous n'avions pas de combustible et lorsqu'il se mit à faire froid, il commença à geler dans la maison et l'eau gela dans la baignoire de la salle de bains. Heureusement un des avoués de la ville, Me Bouquier, trouva le moyen de me faire livrer une stère de bois. C'était du bois vert fraîchement coupé en bûches d'un mètre que je devais d'abord commencer par scier. J'allais aussi chercher des sacs de sciure à la scierie et nous pûmes ainsi avoir au moins une chambre chaude où Denise couchait avec les enfants. Les pommes de terre et la petite bonne qui la secondait et moi je couchais stoïquement dans une chambre sans feu.

Nous commencions à nous organiser. Le tribunal loua un champ, y fit planter des haricots et nous pûmes ainsi bénéficier de 10 kilos de haricots secs, d'un peu de viande sans avoir à passer par le marché noir. Nos traitements de misère n'y auraient pas suffi.

Alsace : le grand Retour

Voyage à travers la France des gares en ruines


Saverne. La maison de la rue Noth n0 12. © J. Joseph. 2003

Aussi ne faut-il pas s'étonner toutes ces circonstances aidant, que dès que l'Alsace fut libérée je fis une demande pour y être affecté. J'avais aussi le souci de savoir ce qui était advenu de nos meubles restés à Mulhouse. L'idéal aurait été d'être renvoyé à Mulhouse. Mais la Chancellerie [168] en décida autrement, et je fus nommé à Saverne. Pour moi c'était l'inconnu. Saverne était une ville qui avait eu son moment de célébrité après l'annexion de 1870 et les poursuites dont avaient fait l'objet des habitants de Saverne. Les faits étaient connus de tous sous le nom de l'«affaire de Saverne» que nous apprenions dans les livres d'histoire, mais c'était peu.

Je partis ainsi encore une fois à l'aventure laissant Denise et les enfants à Digne, car Saverne était encore dans la zone des armées et les civils n'étaient pas admis à y retourner. Je remontai la vallée du Rhône en autorail et j'allai coucher à Paris. À la Chancellerie on me délivra un ordre de mission et une réquisition pour une chambre dans un hôtel de la rue Cambon qui me fit l'effet d'être une maison de passe. Mais enfin il fallait bien se contenter de ce que l'on avait. De là je téléphonai à mon professeur d'allemand de Marseille, Mr Guimaud qui avait été nommé à Paris peu avant le guerre où je l'avais rencontré lorsque je passai mon examen de la Magistrature. J'avais gardé un grand sentiment d'affection pour ce maître qui m'avait enseigné l'allemand et qui s'était intéressé à moi pendant ma maladie. Une voix étrangère répondit au bout du fil et eu l'air étonné quand j'annonçais qui j'étais. C'était son fils qui me répondit et qui m'annonça que son père était mort pendant la guerre. Je n'osai pas poser d'autres questions.

La vie de célibataire

Le lendemain je partis pour Saverne. Je dois dire que sur tout le parcours entre Marseille et Paris, je n'avais trouvé que gares en ruines et voies labourées. Il en fut de même jusqu'à Nancy où je dus quitter le train pour un autorail militaire dans lequel ne circulaient que des militaires ou des porteurs d'ordre de mission comme moi. Là aussi les champs autour de la voie étaient parsemés de cadavres de [?] fauchés par la guerre. À Saverne je me rendis au Tribunal où je trouvais déjà le président, Robert Schaeffer, qui venait de Saint Dié mais était de souche alsacienne, le procureur Sigrist originaire de Marmoutier tout à côté et Louis Hertz, originaire de Sarre Union ou de [Sarre ? ]. Je fus bien accueilli et l'essentiel fut d'abord de trouver un toit. Je fus d'abord logé chez un pharmacien de la Grand-rue. Je le soupçonnais d'être un peu germanophile, car il fit beaucoup de difficultés pour me loger prétextant que la chambre était dépourvue de chauffage. Cela ne me dérangeait pas beaucoup, ayant dormi tout l'hiver à Digne dans les mêmes conditions. Il fut donc obligé de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Plus tard je trouvais une chambre plus agréable en dehors de Saverne chez une famille alsacienne qui avait souffert de l'occupation allemande. Le Tribunal prenait des repas à l'hôtel Fischer à côté de la gare. Pour circuler le soir dans Saverne il fallait un laisser passer et je fus souvent arrêté par la MP [Military Police] américaine ce qui mettait mon président en joie. Il faut dire que la ville était remplie d'Américains, de même d'ailleurs que la région. Chez les Klein il y avait aussi des soldats américains qui connaissant ma fonction m'appelaient : Votre Honneur, mais semblaient tout de même un peu étonnés de ma mise modeste. Les juges américains avaient évidemment un autre standing.

Après le dîner chez Fischer, nous jouions au bridge pour tuer le temps car nous étions sans nos familles.

Sitôt arrivé j'étais allé prendre contact avec un collègue Bedicam, qui était le neveu d'un magistrat qui avait été affecté à Digne après l'épuration qui avait été faite au Tribunal.

Il habitait chez ses beau-parents je crois au dessus de Saverne avant d'entrer dans la forêt. C'est là que j'entendis le roulement du front qui n'était qu'à 20 km de Bouxwiller. C'était un bruit de détonations continu qui brusquement s'enflait puis retombait dans sa monotonie. C'était ce qu'avait décrit dans leurs ouvrages les écrivains français qui avaient vécu la guerre de 14-18. Saverne avait d'ailleurs été bombardé quelques jours avant mon arrivée (en février 1945).

Nous étions donc au début, le président, le procureur, le juge Hertz et moi.

Mr Schaeffer était un homme de forte stature, un peu dominateur, bon catholique, qui menait son tribunal avec autorité et bonhomie.

Hertz, Loulou Hertz, était un célibataire alcoolique invétéré, cultivé, mélomane, qui vivait avec une vieille bonne, Françoise. C'était ce que l'on peut appeler «une fin de race.» Il avait un frère qui était conservateur des Eaux et Forêts à Colmar. Françoise essayait d'arrêter ses penchants pour la boisson sans y réussir, quand il ne trouvait pas d'alcool, il buvait tout ce qui lui tombait sous la main jusqu'à l'eau de Cologne. On voulut un jour, quelques années plus tard, le marier mais il fuit la chambre conjugale le soir même de ses noces et fut obligé de divorcer. Quand il avait trop bu il était incapable de venir au Tribunal et il fallait le remplacer. Mais il jouissait de la complicité de ses collègues et même du Procureur Général de Colmar, Grimaldi qui firent tout pour le protéger. Un original aussi, il nous raconta un jour alors qu'il était à Strasbourg comme juge cantonal, qu'il jouait du violon la nuit, dans les jardins de sa propriété lorsque l'air était doux au printemps et la lune dans sa splendeur au ciel.

Le procureur était de petite taille, sec et vif, un vrai procureur. Plus tard on nous adjoignit Felix Levy, un juif un peu [oscillant ?], plus jeune que nous qui avait réussi à se soustraire à la déportation, un peu agaçant car il avait de grandes connaissances classiques et en faisait un peu trop étalage, comme un bon élève qui veut montrer ses connaissances.

Rétablissement de la légalité républicaine. La Cour de Justice

Quand la Cour de Justice commença à fonctionner nous vîmes arriver un autre Alsacien, Sutter, qui avait été juge du temps allemand mais qui n'avait montré aucun zèle et qui ne fut pas inquiété. Sutter était substitut à la Cour de Justice.

Au début nous n'eûmes pas grand travail. Il fallait que les institutions se remettent en place et que la population reprenne sa vie normale. Un seul fait saillant me revient en mémoire, ce devait être les tous premiers jours de mon arrivé, Hertz qui faisait fonction de juge d'instruction était parti en week-end. Or ce jour [ là ] le parquet fut saisi d'une affaire de mort suspecte dans le canton de Phalsbourg qui était provisoirement rattaché à Saverne. Une paysanne avait été trouvée pendue dans sa ferme, s'agissait-il d'un suicide ou d'un meurtre déguisé en suicide ? Quoiqu'il en soit le procureur en bon alsacien se méfiait des lorrains et pour se mettre à couvert ordonna une autopsie. Il réquisitionna un médecin et me fit déléguer comme juge d'instruction. Nous voilà partis pour Phalsbourg. Nous y trouvâmes la famille rassemblée dans la chambre mortuaire autour du cercueil qui était déjà fermé. Il fallut faire ouvrir le cercueil. Les assistants ne disaient rien mais semblaient étonnés sinon choqués par l'intervention de la justice. Le médecin, un bon germanophile protestant, grommelait qu'il n'avait jamais vu ça et se contenta d'une inspection sommaire du corps, la strangulation était manifeste mais il ne fit aucune autopsie en règle et conclut à une mort par pendaison.

Bientôt une cour de Justice fut mise en place dont le procureur était Sutter, je fus désigné pour exercer les fonctions de juge d'instruction à ladite cour. Moi qui avait cru échapper au piège de la politique en partant de Digne je me revoyais plongé en pleine justice politique. Il me semblait pourtant que mon rôle devait être plus clair, car ici on jugeait des faits de collaboration. Il me semblait que cela ne devait faire aucun doute. Et cependant ici aussi je me rendis compte bien vite que le fanatisme, l'intolérance ou l'esprit de vengeance et les règlements de compte particuliers trouvaient leur place. Il n'y avait que deux sortes d'infractions : les délits politiques de participation aux institutions mises en place par les Allemands qui entraînaient l'indignité civique et les crimes de dénonciation ayant entraîné la mort, qui étaient punis de mort.

À vrai dire je n'eus qu'un seul de ces cas à instruire. Il s'agissait d'un descendant d'allemand, français en vertu du traité de Versailles de 1919, un pharmacien nommé Gauter. Je crois qu'il était Ortsgruppenleiter. Il dénonça et fit arrêter un jeune savernois nommé Gerhardt. Au cours de mes instructions, le nom de Gauter intervenait souvent et il avait joué, ou on lui attribuait un rôle prépondérant, dans la politique nazie locale. Il avait fui en Allemagne, mais il y fut recherché par la police militaire française, arrêté et déféré devant moi. Il reconnut les faits qu'il ne pouvait pas nier. J'avais dans mon dossier la dernière lettre à Gauter que Gerhard envoya à sa femme avant d'être décapité à Nuremberg. J'avoue qu'en lisant cette lettre à Gauter, j'avais la gorge serrée par l'émotion. Comme il fallait s'y attendre Gauter fut condamné à mort. En tant que juge d'instruction ayant instruit l'affaire, je dus assister à l'exécution.

Moment impressionnant aussi lorsqu'il fallut aller le réveiller dans sa prison. Il demanda à écrire à sa famille. Le surveillant chef trouva que ça durait trop longtemps, le pressa d'en finir. Gauter lui répondit avec insolence. Sur les lieux de l'exécution il ne voulut pas qu'on lui bande les yeux, mais c'était la règle et il dut se laisser faire. Les jeunes militaires qui formaient le peloton d'exécution paraissaient aussi impressionnés que moi, à la première salve il s'écroula et l'officier qui commandait lui donna le coup de grâce. À ce moment l'appariteur de la mairie qui était plus ou moins FFI, s'approcha et donna un coup de pied au cadavre.

Ce cas est un exemple du drame qui déchirait l'Alsace entre 1918 et 1940. Pendant la détention de Gauter je reçus la visite de son beau-frère qui venait me demander une permission de visite. C'était un adjudant de carrière qui avait fait toutes les campagnes coloniales et dont je ne pouvait douter de son attachement à la France.

Quant à la victime de ce drame elle était allemande et voici comment je l'appris. Gerhart avait un frère qui était à l'université de Clermont-Ferrand, quand les Allemands franchirent la ligne de démarcation, la plupart des étudiants furent arrêtés et déportés. Fritz Gerhardt réussi à leur échapper, à passer en Afrique et à s'engager dans l'armée de Leclerc, il n'avait que 17 ans. Il revint à Saverne en 1945 ou 46 et resta pendant un hiver à garder le Hunebourg, vieux château féodal au nord de Saverne dans la forêt de la Petite Pierre.

J'avais fait sa connaissance comme routier. Quand plus tard il voulut entrer au «Port du Rhin » [169], il me demanda d'intervenir pour lui auprès de Pierre Pflimmlin [170] avocat à Strasbourg qui devait faire une importante carrière politique. C'est lui qui m'apprit que Fritz ne pouvait être recruté car il était Allemand. En effet sa mère qui était Allemande allait accoucher en Allemagne à Karlsruhe et Fritz était Allemand pour être né d'une mère allemande en Allemagne. Gauter fut exécuté mais d'autres nazis connurent un sort moins tragique. C'est ainsi que [ ?] Leenhardt qui s'était réfugié en Allemagne fut également ramené à Saverne mais on se contenta de lui faire parcourir les rues tout nu avec une grande croix gammée sur le dos, exposé aux quolibets et aux injures de ses concitoyens [171].

Par le dossier de la Cour de justice, j'appris beaucoup de choses sur la vie de l'Alsace pendant les années d'occupation. Ainsi le pasteur de Dettwiller saluait avec joie [en 1940] le retour des Allemands et écrivait dans son bulletin paroissial : Endlich meine Elsass, frei, endlich meine Elsass deutsch [172].

Il était en correspondance avec un médecin que je fis rechercher pendant longtemps en vain. Lorsque les passions furent un peu calmées, il sortit de sa cachette. Il avait été caché à Strasbourg dans le cœur protestant de Strasbourg autour de l'église Saint Guillaume. Dans mon dossier figurait aussi la correspondance d'un historien local qui avait été chargé par une baronne de Prusse Orientale d'établir ses droits sur la Hunebourg.

Le château de la Hunebourg est une austère construction féodale construite au bord d'une falaise qui domine la vallée de la Zorn, du côté du Zornhof. On y accède par une route forestière qui serpente au milieux des sapins. Pendant l'occupation allemande, ce château était devenu un haut lieu du germanisme. À l'intérieur se dressait un monument aux morts dédié à la mémoire du «plus inconnu des soldats inconnus, le soldat alsacien.» De la terre avait été apportée de tous les champs de bataille de la dernière guerre pour constituer un jardin autour du monument.

Pendant la drôle de guerre, un Alsacien "Spiesser" avait été condamné par un conseil de guerre à Nancy pour espionnage ou trahison et fusillé. Dès le retour des Allemands, le cercueil qui renfermait les restes de Spiesser fut ramené solennellement à la Hunebourg pour y être enterré. Sur tout le parcours la jeunesse hitlérienne, la HJ. [173] formait une haie d'honneur dans les villes et les villages traversés. De jeunes savernois qui formaient la troupe scoute de Saverne avaient participé à cette haie d'honneur.

Sur le passage du cortège les commerçants qui ne fermaient pas leur boutique et n'arboraient pas le chapeau à croix gammée étaient jetés dehors par des fanatiques SA. [174] et roués de coups.

À la libération de l'Alsace, le cercueil de Spiess disparut. On raconta que les FFI. étaient montés à la vieille forteresse et avaient jeté le cercueil dans le vide. Le père Bourgeois [175] de son côté me donna une autre version selon laquelle dans la nuit qui précéda le départ des Allemands un camion allemand [est] venu enlever le cercueil pour une destination inconnue. Je ne sais laquelle de ces deux versions est la bonne. La Hunebourg est devenue une maison de repos pour les mutualistes du ministère des Finances.

Les années du changement

Scoutisme et récupération de la famille


Saverne. Camp avec les scouts
- Je ne sais comment on appris à Saverne que j'étais chef scout et je fus vite sollicité pour remonter la troupe scoute. Je me rappelle que la première manifestation publique fut la présentation de la troupe au curé doyen Jungblat, elle eût lieu le dimanche qui suit Pâques, car je me rappelle avoir évoqué à cette occasion l'évangile du Bon Pasteur.

Je me donnais entièrement à la remise sur pied de la troupe et je dois reconnaître que je n'y eus pas beaucoup de mal, les jeunes ayant des qualité de sérieux et de ténacité qu'on ne trouvait pas au même degré chez les jeunes de l'«intérieur» comme on disait en Alsace et je reçu l'appui bienveillant et total des familles pendant les 4 années que je passais à Saverne. Je pus ainsi m'adonner entièrement à un scoutisme de qualité.

Mais le mois de mai approche et un jour [?] l'armée américaine quitta Saverne laissant libres tous les logements réquisitionnés. C'était le moment de chercher un toit pour les miens. Je visitais plusieurs maisons, mais c'étaient de grandes demeures, beaucoup trop grandes pour ma modeste bourse. Je me contentai finalement d'un petit logement au rez de chaussée dans une maison d'un étage dont l'étage était occupé par les propriétaires, Mr et Mme Ghys et leur deux enfants, [NDLR. Alice et Jean-Georges] située dans un quartier de villas un peu en dehors de Saverne en bordure du canal de la Marne au Rhin sur les pentes du Haut-Barr. Le logement avait été celui d'un instituteur allemand, Louis Müller, un bon SA. qui était parti précipitamment en laissant sur place tout son mobilier et même ses confitures et ses jus de groseilles. Pour nous c'était une chance car nous n'avions plus un seul meuble et nous pouvions nous installer tout de suite. Certes le mobilier n'était pas celui que nous avions laissé à Mulhouse, c'étaient des meubles allemands de fort mauvais goût à notre avis mais de très bonne qualité [176].

J'étais toujours préoccupé de savoir ce qu'étaient devenu notre mobilier à Mulhouse.

Pour les vacances de Pâques que je passais à Saverne je fis la connaissance d'un commerçant savernois, un juif, qui était revenu et voulait aller chercher sa famille dans le Doubs ou le Jura. Il accepta de m'amener dans sa voiture jusqu'aux portes de Mulhouse, à Wittelsheim, d'où je me rendis je ne sais comment à Mulhouse. Je vis le président du Tribunal. Rue Flora j'appris que tout notre mobilier avait été confisqué et vendu aux enchères, nos livres brûlés dans la rue comme Schundlitteratur. Les voisins me donnèrent quelques photos qu'ils avaient recueillis sur le trottoir en prévision de notre retour, souvenirs dérisoires de ce qu'avait été notre bonheur d'un printemps. J'appris que la vente avait été faite par un huissier Mulhousien, Me Burger qui se révéla être par la suite le frère du chanoine Bourgeois [177]. Celui-ci était en prison, mais il me fit parvenir le procès verbal de la vente où figurait le nom des acheteurs et je pouvais entamer contre eux une action en spoliation pour restitution de biens ou leur valeur. Mais aller chercher un Schmitt ou des Jung dans la région, quand on n'a pas d'adresse ou une fausse adresse…

Ce devait être une entreprise difficile et sans grands résultats comme je m'en rendis compte par la suite et où je ne fus guère aidé par mes collègues du tribunal.

Quoiqu'il en soit je ne pouvais pas faire grand chose ce jour là et je me rendis à la gare pour m'enquérir d'un moyen pour rentrer à Saverne.

Un train était en formation pour Strasbourg. Il s'agissait d'un train de marchandises et je pus accéder librement à un wagon. C'était une heure de l'après midi. Mais le train ne s'ébranla que vers le soir. Dans la nuit il s'arrêta de longues heures en rase campagne. Il faut dire que les Allemands tenaient encore ce que l'on a appelé la poche de Colmar et que nous avions pu miraculeusement traverser sans mauvaise rencontre à l'aller. Vers le matin le convoi s'ébranla à nouveau. Arrivé à la gare de Strasbourg, un autorail attendait en fin de quai. Les employés de la gare nous pressèrent de monter dans le train car les Allemands bombardaient encore la gare des hauteurs de la Forêt Noire.

Sitôt tout le monde en place, le train repartit et les obus recommencèrent à tomber sur Strasbourg. Quoiqu'il en soit j'avais maintenant un toit et je pouvais aller chercher Denise et les enfants. Le voyage de retour s'effectua sans grande difficulté. Nous couchâmes dans la gare de l'Est et au matin nous prenions un train pour Strasbourg. Le voyage de retour était gratuit mais je préférai prendre des billets de 1ere pour voyager plus confortablement. Mais nous devions former un groupe bien misérable car dans plusieurs wagons déjà bien occupés on nous conseilla d'aller plus loin ou nous trouverions plus de place. Nous arrivâmes à Saverne dans l'après midi du 8 mai. [178] Déjà des convois de trains de marchandises remplis de prisonniers allemands quittaient l'Alsace pour l'Intérieur [179]. Nous étions enfin réunis. [180].

Vie au grand air, grands jeux, Jamboree et autres réflexions sur la vie alsacienne


Saverne. 1946. Les 4 enfants Joseph :
Jacques, Odile, Marie-Christine, Thérèse.

Nous restâmes 4 ans à Saverne. Ce fut pour Denise et les enfants une période bénie. Nous étions dans une rue tranquille au milieu de jardins, où ils pouvaient jouer en toute tranquillité. Les petites allaient à l'école des sœurs, les deux aînés au Collège. [181] Les deux établissements étaient à quelques pas de chez nous. Les magasins étaient toujours bien achalandés, les Allemands ayant veillé à ce que la population en Alsace soit mieux traitée et Denise sut acheter des étoffes ou des ustensiles de cuisine que l'on ne trouvait plus à l'Intérieur.

On était dans une région agricole et les fruits et légumes de manquaient pas.

L'air était salubre, on pouvait faire de grandes promenades dans les champs ou les bois de sapins, ce qui fut excellent pour la santé d'Odile qui se remit bien de sa pneumonie. On arrivait à se procurer du beurre et des œufs sans tickets. Nous passâmes quatre années de bonheur à Saverne. [182]

Je m'occupait beaucoup de scoutisme et je fus nommé commissaire de district. J'organisai des grands jeux, notamment pour la Saint Georges le 28 avril que nous fêtions avec les éclaireurs unionistes des frères Hemmerlin [183].

Je me rappelle d'un grand jeu dont je fus le meneur qui consistait à promener les unionistes à travers le Haut-Barr à la poursuite d'un appel de coucou que je faisais et à les attirer ainsi jusqu'à la buvette du Haut-Barr où le tenancière, que nous appelions "la marraine" nous avait préparé un repas chaud.

J'organisai aussi un jour un jeu pour le camp de district qui consistait à découvrir un trésor [selon ?] des messages cachés dans des endroits dont j'avais distribué des photographies (que j'avais faites au préalable,) car on commençait à retrouver des produits photographiques. Les parisiens vinrent une année camper dans notre district et j'allais un soir à un feu de camp dans la forêt.

Mais la grande affaire de cette période ce fut la participation au Jamboree de Moisson en 1946. [184] Je fus désigné comme intendant du camp d'Alsace. Je pus me procurer deux "roulantes" [185] de l'armée allemande abandonnées dans les jardins d'un couvent. Les Hemmerlin [186] qui étaient industriels et fabriquaient des brouettes métalliques se chargèrent de les remettre en état et de les faire transporter jusqu'à Moisson où elles firent merveille pour assurer la cuisine du quartier général. Je n'ai pas vu grand chose du Jamboree car je me donnais entièrement à ma tâche d'intendant ce qui m'absorba entièrement. Nous retournâmes triomphalement à Saverne, en train spécial. Nous avions été placés sur une voie de garage en gare Saint Lazare en attendant le départ dans la nuit par la grande ceinture et la Gare de l'Est. Il faisait chaud. J'étais resté à garder le wagon pendant que les garçons allaient visiter Paris et les cheminots nous témoignèrent leur sympathie et nous apportaient de l'eau pour étancher notre soif. À Saverne les enfants firent leurs premiers pas dans le Scoutisme : Louveteaux pour Jacques et Jeannettes pour les autres [187] et firent leur promesse du côté de la Melaniebrunne(la Fontaine Mélanie) dans la vallée de la Zorn du côté de la rue Erkmann Chatrian. [188]


Strasbourg juillet 1947. En partance pour le Jamboree, Louis Joseph (face-droite)

Aux fêtes de groupe, ils [NDLR. les enfants] montaient sur les planches avec les enfants Schaeffer notamment. À la belle saison le président [Schaeffer] nous emmenait faire des promenades à pied dans la forêt et il nous disait : «quand on pense qu'à Paris il y a des collègues qui se morfondent dans des bureaux sans air et sans lumière ! » Oui se furent vraiment des années heureuses. Nous y fîmes quelques amitiés durables notamment avec Mme Wipf. Elle était notre voisine rue Noth, elle avait deux enfants, deux garçons à peu près du même âge que les nôtres. Son mari avait été enrolé dans l'armée allemande quelques temps avant la fin de la guerre et il avait disparut sur le front de Russie. Grâce au scoutisme, elle fit connaissance d'Armand Scheibel. Armand avait été étudiant à Clermont-Ferrand [189]. Il n'eut pas la chance d'échapper aux arrestations et fut déporté à Dachau [190]. Il en revint, mais profondément marqué. Il rejoignit la troupe scoute mais ne put jamais complètement s'entendre avec les garçons plus jeunes que lui qui volontairement ou forcés avaient participé à la HJ [NDLR HJ : Jeunesses hitlériennes]. Quoiqu'il en soit Fernande et Armand s'aimaient et lorsque le décès de son mari put être établi, ils se marièrent [191]. Nous restâmes toujours en relation avec eux. Ils vinrent pendant plusieurs années passer l'été à Villars [192] dans ce que nous appelions la maison de grand-mère jusqu'au jour où ils firent construire un chalet à Lucelle près de Ferrette dans le Sundgau alsacien. [193]. Nous allâmes les voir une fois avant d'aller à Villars. Puis les ennuis de santé qui nous empêchèrent d'y aller une seconde fois et depuis nos rapports ne sont plus que par lettres. Armand est mort l'année dernière [NDLR 1986 ?], Fernande a été opérée de la hanche comme Denise et habite la banlieue de Mulhouse. Un des fils, médecin a été frappé de paralysie des membres inférieurs et ne peut se déplacer qu'en chariot, sa femme l'a abandonné n'acceptant pas de vivre avec un infirme [194].

Armand ne parlait jamais de son séjour en camp de concentration, mais le souvenir le poursuivait et Fernande disait qu'il avait de fréquents cauchemars où il revivait les horreurs du camp de concentration.

Justice pour enfants, le combat

L'ère des pionniers : juge des enfants

C'est à Saverne que je fus nommé juge des enfants [NDLR. On lira avec intérêt une histoire de la Magistrature pour enfants et le rôle qui a joué Louis Joseph [206].] L'idée de traiter les enfants délinquants et de les rééduquer plutôt que de les punir datait de longtemps à la suite de nombreux mouvements en faveur de l'enfance délinquante et en danger, une loi avait déjà été voté en 1913 qui amorçait cette évolution du droit. L'enfant n'était pas considéré comme un délinquant à punir? mais comme une victime de la société et de la famille qu'il fallait rééduquer, à qui il fallait apprendre un travail par un véritable apprentissage et inculquer des principes de morale. Mais la guerre de 1914-1918 empêcha la mise en application des réformes de la loi. Les établissements publics dans lesquels on recevait ces mineurs pour leur formation à un métier, connaissait encore un régime disciplinaire qui en faisait plus des prisons que de vraies écoles professionnelles. J'ai vu des photographies de Saint Hilaire [195] prises vers 1930. C'était un véritable encasernement. Il y avait parfois des révoltés difficiles à mater. Le Front populaire [196] en 1936 résolut d'améliorer les choses et demanda à un chef scout de portée nationale de présenter un projet de réforme, à la suite de ce projet des instituteurs furent recrutés et nommés directeurs des IPES pour y mettre en application le régime préconisé en attendant une loi nouvelle [NDLR : IPES, Abrév. pour Institution Publique de l'Education Surveillée.]

Pendant la durée de la guerre le gouvernement de Vichy avait bien d'autres sujets de préoccupations que celui-là. Mais l'idée faisait son chemin et l'un des premiers soucis du gouvernement de la Libération fut de promulguer une nouvelle loi, sous forme d'ordonnances, car le gouvernement n'était encore que provisoire ce fut l'Ordonnance du 2 février 1945, qui est toujours en vigueur. [197].

Jusqu'à l'âge de 13 ans, les mineurs sont pénalement irresponsables. On ne peut prendre à leur égard que des mesures de protection. La minorité pénale dure jusqu'à 18 ans. Pendant cette période le mineur peut faire l'objet d'une condamnation pénale, mais diminuée par rapport à celles prévues pour les majeurs et en matière criminelle il jouit d'une excuse de minorité.

Mais plutôt que de prononcer une peine, les juges doivent prendre des mésures d'éducation, placement en institutions publiques ou en établissements privés. La mesure de «liberté surveillée» permet de soustraire le jeune à l'influence néfaste de la prison ou d'éviter de le séparer de la famille, tout en surveillant son éducation, en le conseillant, le dirigeant et conseillant aussi sa famille.

La pièce maîtresse de l'organisation est le juge des enfants, magistrat du siège [198], spécialement chargé de cette justice qui peut statuer seul en chambre de conseil ou en tant que président du Tribunal pour enfants siégeant, alors encadré par deux assesseurs bénévoles. Il existait un juge par arrondissement, puis un par département lorsque les tribunaux devinrent départementaux. Il pouvait y en avoir plusieurs si l'importance du département le justifiait. Toute décision du juge devait s'appuyer sur une enquête de personnalité, enquête sociale sur le milieu familial dans lequel avait vécu et avait été élevé le jeune et examens médico psychologiques, dressant le bilan de l'état psychologique de l'enfant, mais surtout de son niveau mental (pour connaître ses possibilités de formation professionnelle), son profil psychologique mettant en évidence ses défauts de caratère et préconisant les moyens pour le rééduquer. Quand la chose semblait nécessaire, un examen psychiatrique pouvait être pratiqué.

Inutile de dire qu'en 1945 tout cela ne figurait que sur le papier et qu'il fallait tout mettre sur pied même si les établissements privés étaient dispersés et désorganisés.

Le gouvernement compta sur les juges des enfants pour donner l'impulsion à cette nouvelle institution. Il fallut les nommer et le président Schaeffer fut invité à désigner un candidat pour le tribunal de Saverne.

Il me proposa, parce que, me dit-il j'avais quatre enfants et que j'étais chef scout.

La fonction me plut parce que j'y voyais un moyen de venir en aide à des enfants qui me semblaient plus malheureux que coupables, que je me rappelais ma propre crainte de l'avenir lorsque j'étais sorti de ma longue maladie et que je voyais l'avenir bouché devant moi et parce que j'aimais les enfants. Il faut dire qu'à l'époque les mineurs délinquants se recrutaient presque exclusivement dans les familles malheureuses alcooliques, désunies bien qu'il exista aussi des familles désunies dans les classes privilégiées de la société, mais la désunion là se dissimulait et quand l'enfant commettait une faute, la famille essayait tous les moyens pour éviter que l'enfant ne fut traduit en justice. Beaucoup d'enfants en difficultés étaient des enfants privés de père, soit que le père ait été tué, soit qu'il ait été prisonnier pendant les 4 années de guerre.

J'avoue aussi que la recherche sociologique et psychologique impliquée par l'étude de chaque cas me passionnait, car de mes années de khâgne j'avais retenu quelques connaissances de psychologie et j'avais surtout le goût inné de l'étude du cœur humain.

Tout cela fit que je me donnais entièrement à cette nouvelle tâche.

Je l'ai dit, toute l'organisation prévue par l'"Ordonnance de 1945" n'existait que sur le papier et il fallait essayer de la mettre en pratique.

Il n'y avait pas à Saverne de Service Social spécialisé dans les enquêtes de personnalité, pas de service de Liberté Surveillée.

C'est alors que j'eus l'idée de faire appel à notre voisine, Madame Wipf, elle aussi issue du Scoutisme.

Les textes de 1945 donnaient toute liberté aux juges des enfants pour désigner par ordonnance les enquêteurs et même de fixer leurs appointements, ce qui, il faut bien le reconnaître était excessif et allait à l'encontre de toutes le règles de la fonction publique.

Le Ministère des Finances mit bien vite d'ailleurs le holà à ces excès et le juge des enfants perdit bien vite ce pouvoir exorbitant.

Ce détail montre pourtant combien la petite équipe qui à la Chancellerie avait préparé cette ordonnance entendait faire entrer dans les faits toutes les idées généreuses de quelques criminalistes du XIXe siècle, qui étaient allés s'inspirer des méthodes novatrices des États-Unis et de l'Angleterre et continuaient la ligne de nos philosophes [199], partisans du libre arbitre et qui voulaient rééduquer plutôt que punir. Idées qui trouvaient plus particulièrement un terrain d'opinion favorable en ce qui concerne la délinquance des jeunes.


(droite à gauche) Paul Lutz, M. Liotard, M.Daste.
Camp de Pentecôte des magistrats scouts. © Collection Liotard

Mon ami Lutz, [200] à la Chancellerie, avait été l'un des ouvriers de cette réforme et sans que je le sus encore avait des vues sur moi pour un poste plus important. Quoiqu'il en soit je faisais mon possible dans mon petit rayon d'action pour appliquer du mieux possible ces nouveaux textes, allant jusqu'à chercher dans la France entière un établissement qui put recevoir un mineur qui nécessitait un placement.

Le progrès contre la tradition où le combat de la lumière contre les conservateurs

En 1947 la Chancellerie organisa un premier stage de formation pour les juges des enfants. Je fus convoqué à Paris pour cette première session. La Chancellerie tenait beaucoup au succès de cette initiative, car il faut dire que cette nouvelle législation était loin de faire l'unanimité parmi les magistrats. La Magistrature de l'époque était encore en majorité composée d'hommes qui étaient plus des hommes de loi qu'autre chose, en général fils de pères eux mêmes notaires, avocats, huissiers et bien sûr magistrats. Car la magistrature avait beaucoup conservé de ses traditions héréditaires. Il y avait des familles de magistrats comme il y avait des familles de médecins. C'étaient des gens légalistes, attachés au Droit, éprouvant la plus grande méfiance à l'égard de ce que nous appelions les Sciences Humaines. Il faut dire que la formation que nous recevions alors était plus que sommaire et étroite. Le stage d'attaché au Parquet qui comportait des cours de procédure criminelle, d'instruction criminelle comme on disait alors, nous confinait dans la pratique du parquet.

La Licence en droit elle même ne [devint] que peu à peu une formation à part entière quelques années auparavant. Elle ne comportait que des épreuves orales. Et on pouvait rester «juge suppléant» toute sa vie et sans [rétribution ?]. J'ai encore connu un spécimen de cette espèce disparue au Parquet de Marseille. De plus la Magistrature était fort peu payée, être magistrat était plus une charge honorifique qu'un moyen de gagner sa vie.

Ainsi les magistrats n'avaient pas beaucoup de largeur de vue, du moins dans leur ensemble, car il y en avait quelques uns qui militaient déjà pour les idées nouvelles à Paris surtout et le juge Robert fut pour nous un modèle et un maître, quoique nous ne l'ayons connu que de réputation. Et pourtant il y avait quand même des magistrats qui écrivaient, qui faisaient des études historiques, mais ils étaient bien rares.

Mon président, lui était vraiment de la vieille école. Fils de notaire, marié à la fille d'un professeur de la Faculté de Nancy, il faisait partie des notables. Bon catholique, bien que certainement ne méprisant pas une aventure, père de cinq enfants, il était fermé à toute rééducation. Il n'était pas loin de croire que l'enfance délinquante était une tare du «vil peuple», ceux qu'il appelait avec mépris [«les pantins »].

Nos cours eurent lieu à Paris dans la grande salle de la 1ere Chambre de la Cour des Comptes, rue Cambon. C'est là que j'eus le premier contact avec l'équipe qui animait la Direction de l'Éducation Surveillée, des pédagogues comme l'inspecteur d'académie Michart, des psychologues comme le psychologue du travail Sinoir, des médecins, des psychiatres, des directeurs d'établissement d'IPES [NDLR : Institution Publique de l'Education Surveilée], des juges des enfants du Tribunal de Paris, des assistantes sociales, le docteur Bize etc.

Nous reçûmes ainsi un information, on ne pouvait parler de formation, sur la psychologie, la pédiatrie, la pédagogie, la psychiatrie, le travail social etc.

Est-ce la première fois ou plus tard que nous allâmes visiter l'IPES de Lamotte Beuvron, colonie agricole fondée sous le Second Empire, dirigée par M. Courtois qui disait avec humour qu'il était né en prison (son père ayant été directeur de prison). C'était devenu en plus de la partie agricole une véritable école de formation professionnelle avec des ateliers équipés de machine-outils modernes et des instructeurs capables. En sortant de l'établissement les jeunes étaient titulaires d'un CAP [202], ce qui leur donnait une bonne base de départ dans la vie. Les métiers enseignés étaient essentiellement la maçonnerie et tout ce qui concernait le bâtiment, les métiers du fer : tournage, ajustage, chaudronnerie et la menuiserie. Ce qui nous frappa le plus lors de cette visite, c'était de voir les jeunes enfermés pour la nuit dans des cages de fer, vestiges des temps plus éloignés, mais l'on nous assura que les jeunes préféraient de beaucoup cette solution qui leur permettait d'être tranquilles la nuit.

Nous visitâmes le Centre d'Observation de Paris à Savigny-sur-Orge. L'on y trouvait aussi des ateliers mais qui servaient surtout à faire le point des aptitudes des jeunes, le séjour étant trop bref, la durée d'une observation étant d'à peu près trois mois.

Nous visitâmes l'IPES de Brécourt pour les filles à Nesle-la-Vallée près de Pontoise. C'était aussi une grande propriété avec un château qui avait servi de résidence à Goering pendant la guerre. La maison, était dirigée par deux femmes Mlle Riehl, une alsacienne froide, mais méthodique et très attachée aux jeunes filles qu'elle recevait et son adjointe Mme Boutier.

Les filles étaient réparties en familles qui avaient leur coin pour prendre les repas et pour la détente, faisaient même leur cuisine. Là aussi on donnait une formation professionnelle aux filles, pas seulement la couture et la lingerie, mais aussi dans les métiers du commerce, secrétariat, sténo dactylo, coiffure. Il y avait une ferme annexée où les filles pouvaient soigner leurs animaux et participer aux travaux des champs, à proximité la section des Lilas recevait les jeunes filles d'âge scolaire qui suivaient les cours de l'Enseignement primaire.

Strabourg !

Rentré à Saverne je continuais mes activités de juge des enfants et en 1948, je fus nommé en la même qualité à Strasbourg. Mon prédécesseur dans cette fonction n'avait pas le feu sacré, c'est le moins que l'on puisse dire et avait laissé s'accumuler les dossiers. J'eus quelques mois de gros travail pour mettre le cabinet à jour.


Strasbourg. 16 Rue Jacques Peirotes appartement au 1 étage © J. Joseph

Je rentrais tous les soirs à Saverne jusqu'au jour où je réussi à trouver un appartement réquisitionné : rue Jacques Peirotes [NDLR au n0 16 exactement], c'est à dire à la Bourse et je pus faire venir ma famille. C'était un bel appartement au 1er étage d'un immeuble assez moderne, bien équipé avec chauffage central et salle de bains. Pour bien faire il aurait fallu faire refaire toutes les peintures. mais ici j'ai besoin de le dire je n'en avais pas les moyens. Il fallait reconstituer notre mobilier vendu par les Allemands. Malheureusement peu de jours après notre installation, Denise tomba malade. Typhoïde : il fallut l'hospitaliser, les enfants furent répartis entre diverses familles, assistantes sociales ou travailleurs sociaux. Exemple du bel esprit de solidarité de l'Alsace ! Sa mère [NDLR : Blanche Gourdet habitait Villars] vint pour tenir la maison et après guérison j'envoyais Denise dans une auberge de campagne, à Stambach dans la vallée de la Zorn, le long de la voie ferrée de Paris à Strasbourg où elle bénéficia de l'air vivifiant de la forêt et de la cuisine gastronomique de l'hôtel. Puis la vie reprit son cours à Strasbourg. Nous y restâmes près de dix ans [NDLR : Huit exactement (soit d'avril 49 à avril 57 !)]. Là les enfants commencèrent [NDLR : poursuivirent] leurs études, Jacques au Lycée Fustel de Coulanges, Thérèse au Lycée des Pontonniers et les deux petites à l'école de la Doctrine Chrétienne, puis quand elles entrèrent dans le secondaire au Lycée des Pontonniers aussi.


La justice en Alsace

Que dire de ces années à Strasbourg ? Du point de vue professionnel, je siégeais dans des audiences civiles ou correctionnelles qui ne m'ont laissé qu'un vague souvenir. Mais surtout je mis sur pied le Tribunal pour enfants. J'y fus aidé par le magnifique sens pratique et social des Alsaciens. De la période de l'occupation allemande, celle d'avant 1918, l'Alsace avait gardé des lois très en avance sur le droit napoléonien car les codes allemands dataient de l'empire allemand d'après 1871 et avaient modernisé les codes Napoléon, n'en retenant que le fondement d'équité, héritage du Droit romain mais s'adaptant aux transformations économiques et sociales que l'Europe avait vécues au cours du XIXe siècle. En matière de protection de l'enfance, il y avait un organisme essentiel, l'Office de la Jeunesse, le «Jugendampt» qui disposait d'un excellent corps d'assistantes sociales qui furent tout naturellement chargées des enquêtes sociales, même si ces assistantes avaient gardé quelque chose de la rigidité d'esprit de mœurs d'autrefois, elles faisaient un excellent travail. D'un autre côté, il y avait une association régionale de Sauvegarde de l'enfance qui sous la direction éclairé du Dr Caillé [NDLR il s'agit certainement du Dr Cayet cf. lien ci-après, doc cité page 6], assisté d'un secrétaire général très compétent M. Schreyeck mettait en place les différents organismes nécessaires au bon fonctionnement de l'Ordonnance du 2 février 1945.

Ainsi fut créé un service social chargé des enquêtes sociales, installé au tribunal sous la direction de Mlle Ortlieb, qui assurait les enquêtes sociales dans le département, l'Office de la Jeunesse ne s'occupait que de la ville de Strasbourg. La Sauvegarde installa aussi un centre d'observation des mineurs délinquants dans une ancienne propriété patricienne du côté de la Wangenau [NDLR Wanzenau ?], l'Englischer Hof, «La cour d'Angleterre» [cf. ref ci-dessus]

Les établissements de placement ne manquaient pas dans Strasbourg : le Bon Pasteur et une institution religieuse au Neuhof [NDLR : Quartier de Strasbourg] pour les catholiques, un établissement pour les filles protestantes à proximité de Strasbourg [203]. Pour les garçons, il y avait un établissement catholique à Andlau et un établissement protestant à Schirmeck Labroque, ce dernier recevant des enfants d'âge scolaire. L'Armée du Salut avait également un foyer dans la banlieue Strasbourg. Enfin pour les cas graves, il y avait l'hôpital psychiatrique de Stephansfeld.

Les établissements catholiques étaient très structurés, tenus par des religieux, l'établissement de Schirmeck, protestant de nature privée était l'exemple même de l'esprit pionnier qui animait les éducateurs de cette époque. Sans statuts et sans garanties sociales ils s'agissait d'hommes et de femmes au grand cœur qui se donnaient pour l'amour des enfants sans souci de profit. Mais c'était une situation qui ne pouvait durer longtemps. Il fallait créer un véritable corps d'éducateurs spécialisés dans la psychologie et la pédagogie, jouissant d'une vie normale et d'un salaire décent. On ne pouvait pendant longtemps faire appel à des apôtres. Je considère comme tel le ménage des époux Lehman qui dirigeaient et animaient l'établissement de Schirmeck, vivant au contact des enfants la même vie qu'eux, mêlant leurs propres enfants à leurs pensionnaires dans des conditions matérielles assez précaires. La Sauvegarde de l'Enfance et ces éducateurs firent beaucoup pour donner à leur profession un cadre solide.

Malheureusement après 1968 cet esprit pionnier a fait place à un esprit revendicateur (sic) et souvent à une assurance de fausse science, dressant les éducateurs contre les dirigeants des associations, considérés comme ne comprenant pas les problèmes de l'enfance. J'ai pu constater cet état d'esprit déplorable lorsque plusieurs années plus tard et jusqu'à ces dernières années, je fus dans le conseil d'administration de l'Association Jean Cotxet en région parisienne.

Notes

Marseille : La petite enfance

[1] calorifères : petits poêle cylindrique en fonte à combustion lente, dans lequel on brûle du charbon pour se chauffer.
[2] gages : travail effectué en échange d'une rétribution.
[3] Italiennes de Lombardie : la population immigrée d'origine italienne était nombreuse à Marseille au début du XXe siècle.
[4] Bonne Mère : nom que les marseillais donnent à la vierge de Notre-Dame de la Garde.
[5] bûchait : en langage de lycéen, travailler avec ardeur pour apprendre et réussir ses examens.

Déménagement Boulevard Notre-Dame

[6] appartement : après la mort de Marius, l'appartement a été occupé par le ménage Brun, Henriette l'a quitté en 1993, après la mort de son mari Marcel ! .

Les relations familiales du côté de mon père

[7] Directoire : le terme Directoire est employé, mais il s'agit certainement d'une erreur.
[8] légués par tante Fanny : les tableaux sont restés à Villars jusqu'au partage des biens mobiliers de la succession parentale en 2001, ils échurent à Odile Crespel (Joseph).
[9] Bougie (Algérie), : cctuelle ville de Béjaïa entre Alger et Skikda à l'entrée Ouest de la corniche Kabile.
[10] peint : Louis Joseph fût amateur de peinture qu'il pratiquait comme loisir et collectionnait les toiles de peintres locaux.

Du côté de maman

[11] son père : notre arrière grand père, Étienne Marcellin Roure.
[12] racontait : et aussi ce que nous a toujours raconté Papa.
[13] prétend : L'usage du présent est inhabituel dans les mémoires de LJ.
[14] déclaration de guerre : Première Guerre Mondiale de 1914 à 1918.
[15] Sainte Marguerite : Nous leurs avons rendu visite au début des années 50 lors d'un de nos brefs passages à Marseille entre Villars et l'Alsace.
[16] enfants : cf. Note précédente.
[17] Marie Jeanne : C'est elle qui conserva des relations épistolaires suivies avec Louis JOSEPH jusqu'à la mort de celle-ci dans les années 70, voir plus loin.
[18] Denise : Denise Dourgnon.
[19] Paulette : Paulette a accueilli plusieurs fois Vincent Joseph (petit fils de Louis) lors de ses séjours à Santiago en 1998 et en 2000.
[20] médecin : Fredo Patri.
[21] service de pédiatrie : service du professeur Debré à Paris.
[22] Allende : Salvator Allende, président du Chili, assassiné par les putshistes en 1973 lors du putsh de Pinochet.
[23] Roure : nom de famille de la mère de Louis Joseph.
[24] 6h : six heures de l'après midi.
[25] Mathilde :la parenté avec Mathilde n'est pas mentionnée dans la généalogie familiale.
[26] Gaby DesLys : il y a bien eu une actrice qui s'appelait Gaby Deslys mais point de Gaby Des Lis.
[27] Rose : fille de Firmin Roure, frère d'Étienne Marcellin, grand-père de Louis.
[28] Roure : il s'agit peut-être de Marthe Blachère, fille d'une sœur d'Étienne Marcellin.
[29] filles : cousines issu de germain de Louis.
[30] Madeleine : née en 1906, morte en 1983.
[31] Marthe : Marthe Blachère, nièce d'Étienne Marcellin Roure.
[32] morte : Madeleine Gigan est morte le 11 avril 1983, donc antérieurement à la date de ce récit, voir ci-après extrait de l'annonce parue dans la presse locale.
[33] guerre : thème récurrent chez LJ.
[34] barouille : "bon à pas grand chose" dans le language populaire marseillais.
[35] Eyguezier : les recherches généalogiques montrent que le patronyme Eyguezier est assez rare, toutes les mentions localisent le nom dans les Bouches du Rhône, références antérieures à 1800. On trouve cependant mention d'un certain François Eyguezier né en 1819, cordonnier à Trets, dans les registres des grâces (1852) et soumis à surveillance.
[36] grippe espagnole : référence à l'épidémie mondiale de grippe espagnole qui a fait des victimes par millions dans le monde, à la fin de la 1ere guerre mondiale (1917).
[37] Mont de Piété : autrefois, organisation de dépôt d'objets en échange d'un prêt.
[38] taper : emprunter de l'argent, expression populaire.
[39] Armée d'Afrique : partie de l'armée française déployée en Afrique et dont les zouaves constituaient des bataillons au Sénégal.
[40] cocotte : femme de mœurs légères. On ne sait pas trop pourquoi L.J. généralise ainsi des jugements à l'emporte-pièce, certainement non fondés, ne reposant sur aucun fait précis et uniquement sur une opinion, la sienne où celle de sa mère ?

Des cousines et encore des cousines

[41] Saint Henri : quartier de Marseille.
[42] Saint Barnabé : quartier de Marseille.
[43] Ancezune : ville du Vaucluse (84).
[44] Theys : bourgade dans la vallée de l'Isère, à une trentaine de km de Grenoble dans le Grésivaudan.
[45] Chartreux : quartier de Marseille.
[46] Saint Loup : quartier de Marseille.
[47] maux de gorges à répétition : cette conclusion est pour le moins erronée, car une cloison déformée n'est pas forcément la cause de maux de gorges.

Le marché aux légumes

[48] la Plaine : quartier du centre de Marseille.
[49] gouarbe : Gouarbe : nom d'un village de la région de Menton, peut-être ce mot de patois provient-il de ce nom de lieu.
[50] campagne : maison de villégiature non loin du centre ville (expression marseillaise).
[51] octroi : droit d'entrée dans les villes qu'il fallait acquitter pour y introduire des marchandises. Les maisons de l'octroi sont encore visibles dans certaines villes, à Versailles par exemple, avenue de Paris.
[52] Château Gombert : quartier de Marseille.
[53] note : c.a.d. la guerre de 1939-45.

Le boulevard Notre-Dame

[54] colline : La colline de ND de la Garde.
[55] côté gauche : 95 BD Notre-Dame, gauche en remontant le Bd vers le Bd Vauban.
[56] guerre : de 1914-1918.
[57] bouchon : jeu connu sous le nom de tricotin.
[58] fréquentes : la référence à l'époque est fréquente chez LJ. Les maladies infantiles, citées étant aussi fréquentes au 21e siècle à l'exception de la scarlatine et de la typhoïde.
[59] Certificat d'études : examen qui sanctionnait la fin de la scolarité obligatoire jusqu'à 14 ans à l'époque.

La Grande Guerre

[60] Grande Guerre : dénomination par opposition à la guerre de 1870 contre la Prusse qui n'avait duré qu'un an. Cette guerre avait abouti à la perte de l'Alsace et d'une partie de la Lorraine (dépt de la Moselle). La défaite de 70 avait marqué la mémoire nationale qui avait rêvé de revanche pendant plus de 40 ans. Une partie des Alsaciens ont refusé de rester en Alsace et ont préféré rester français, c'est le cas de Joseph Hertrich arrière grand-père maternel de Denise Gourdet (ép. Joseph) qui s'est installé dans la Varenne-Saint-Hilaire dans la banlieue Est de Paris.
[61] Nerthe : tunnel maritime au nord de Marseille qui relie l'Étang de Berre à la mer, à moins qu'il ne s'agisse du tunnel ferroviaire du même nom.
[62] Marius : Marius JOSEPH né en 1868, il a donc 46 ans.
[63] classe 1916. : tous les hommes de nationalité française devaient faire leur service militaire à partir de 20 ans. La classe 16 est donc la catégorie des hommes nés en 1896, ce qui était le cas de Jean.
[64] sultan : l'Égypte était sous domination turque.
[65] Afrique Française : ensembles des protectorats ou colonies français(es) s'étendant sur une partie de l'Afrique Occidentale, Orientale et du Nord (Maroc, Tunisie,Algérie, Madagascar, Djibouti, l'archipel des Comores ainsi qu'une partie de la péninsule indochinoise : Vietnam, Laos et Cambodge.
[66] spahis : troupes spéciales à cheval dont les soldats étaient recrutés en Afrique du Nord et au Maroc en particulier.

Le lycée Thiers

[67] fustiers : vient du terme fuste, long tronc d'arbre débité de ses branches.
[68] Sans famille : roman d'Hector Mallot.
[69] Lycée Montgrand : lycée de jeunes filles à Marseille.
[70] prie-dieu : chaise d'assise très basse avec un haut dossier sur laquelle on s'agenoullle, les coudes pôsés sur le rebord du dossier et les mains jointes.
[71] math élém : forme contractée de mathématiques élémentaires.
[72] protestant : c'est la manifestation d'une opinion toute faite ou d'une idée reçue de LJ sur les personnes confessant la religion protestante.
[73] philo : classe terminale littéraire.
[74] montre en or : une Lip est conservée à Lyon par Jacques.
[75] Luce : décédée en novembre 1998, enterrée à Cuers près de Toulon.

Nostalgies marines

[76] Prado : Grande Avenue de l'Est de Marseille.
[77] cabanounaïre : en provençal, occupant de cabanes, prononcer lesse cabanouneaïres.
[78] Allauch : village près d'Aubagne dans la banlieue Est de Marseille.
[79] église gothique : Saint Patrick sur la 5e Avenue.

Le linge de maison, Alexandre Dumas et le vieux Marseille

[80] jeudi : jour de congé hebdomadaire dans les écoles, à cette époque.
[81] marierait : j'ai toujours entendu mon père (Louis) raconter que lorsque Jean eu décidé, contrairement aux projets de sa mère, de se marier avec Luce ANDRÉ, qui certainement comme toutes les jeunes filles avait déjà un trousseau, sa mère en guise de réponse lui jeta des draps à la figure en lui disant «que ces draps t'entèrent.» Ceci provoqua la rupture finale avec Jean. Le contact et la réconciliation intervinrent au moment du mariage de Louis.

La foi et la pratique religieuse

[82] découvraient : se découvrir dans une église ou en passant devant était pour les hommes la coutume quasi obligatoire.
[83] avance des Allemands : en mai 1940, cf. chapitre plus loin dans ces mémoires. La correspondance de LJ.
[84] couronnes : couronnes de fleurs.
[85] Lebel : marque de fusil français (le kalachnikov de l'époque).
[86] parfait : espèce de gâteau.

Marseille gastronomique

[87] mauvais garçons : La manière dont LJ présente cette information laisserait penser qu'il tient des propos racistes. En fait la population algérienne de Marseille avait investi les quartiers pauvres, délaissés par les marseillais. LJ n'était pas raciste, il éprouvait de la compassion pour les pauvres bougres disait-il déracinés et loin de chez eux. Ceci sera confirmé daNs la suite de cet ouvrage par certaines réflexions à propos des justiciables auxquels LJ fût confronté plus tard dans son métier de magistrat.

La ville

[88] «A l'aïgue saoul lei limaçons» : Ce qui veut dire en français, «à l'eau salée les escargots, » sur l'air do fa sol la sol la sol fa.

Vacances

[89] tunnels : entre Veynes et Grenoble, la ligne comporte 24 tunnels !
[90] Villars : il y a apparemment confusion, car il ne s'agit certainement pas de Villars mais de Theys.
[91] Largentière : sans précision de la part de LJ il s'agit vraissemblablement de la bourgade du département de l'Ardèche.
[92] Indochine : l'Indochine française (régime du protectorat) regroupait l'actuel Vietnam actuel, le Cambodge et le Laos.

Les années passent

[93] (1) : c'est à dire jusqu'en 1939.
[94] khâgne : LJ eut comme condisciple entre autre, Henri-Iréné Marrou, qui devint un grand spécialiste des pères de l'Église et qui plus tard fût un opposant déclaré à la guerre d'Algérie au nom de sa foi religieuse. Marrou était aussi le parrain de Noël Malcor, ( fils d'Henri Malcor qui lui, était à cette époque en taupe dans le même lycée), cousin germain d'Odile Dangleterre (Joseph).
[95] Mallet Isaac. : ces livres furent utilisés jusqu'au milieu des années 60.
[96] Horace : poète latin.
[97] Nulla dies sine linea : expression latine = Pas un jour sans prendre sa plume. Citation latine d'après Pline l'Ancien. .
[98] normale : École Normale Supérieure, rue d'Ulm à Paris.
[99] conseil de révision : examen médical par l'autorité militaire pour savoir si les jeunes gens sont aptes à effectuer leur service militaire qui était obligatoire.
[100] Gouvernement militaire français en Rhénanie : la Rhénanie était occupée par les Français depuis le traité de Versaillles en 1919.

Ma santé, la mort de maman.

Megève, la pension Chaffard

[101] service : service militaire obligatoire à l'époque, l'obligation fut supprimée au début des années 2000, l'armée devient alors une armée dite de métier.
[102] 70 : qui ont quitté l'Alsace généralement après l'annexion de l'Alsace par la Prusse (Allemagne) en 1870.

La Forêt Noire et l'Allemagne en folie

[103] service militaire : Villingen était dans la zone d'occupation française de l'Allemagne après l'armistice de 1945.
[104] dirndle : petit corsage, terme de patois alsaco-rhénan, prononcer dirndelé.
[105] SA : SA, abréviation de Schutz Ableitung.
[106] HJ : abreviation de Hitler Jungend, le mouvement des jeunesses hitleriennes.

Un destin se dessine

[107] fondateur : En 1866.

La magistrature

[108] (?) : le point d'interrogation figure dans le texte original.
[109] justice de paix : la justice de paix a été remplacée par la justice de proximité.
[110] ténor : terme du monde judiciaire, avocat qui plaide avec talent de grandes affaires civiles ou criminelles. Exemples récents et célèbres : Maurice Garçon, Robert Badinter, Maurice Vergès etc.

L'Amour est enfant de bohème, L'Amour, L'Amour

[111] je revins d'Allemagne en catastrophe : ce n'est pas ce qui apparaît dans les lettres échangées avec Denise à ce moment là, Denise presse Louis de rentrer car la France vient de rappeler ses réservistes, il lui répond depuis Villingen que tout va bien et qu'il ne faut pas qu'elle s'inquiète (cf. lettres) ce qui d'une certaine manière n'était pas faux dans l'immédiat, mais la guerre éclata quand même 12 mois plus tard.
[112] Munich : les accords de Munich entre la France, l'Allemagne et l'Angleterre prêtes à tout pour sauver la paix, entérinaient l'occupation de la Tchécoslovaquie par Hitler.

Le Mariage, la nouvelle vie

[113] Mr Georgen : concubin de la mère de Denise et receveur principal de la poste Colbert à Marseille.
[114] Gare des Brotteaux : une des gares de Lyon (69), d'où partaient les trains à destination de l'Est. Elle fut désaffectée en 1983 et remplacée par la gare de La Part-Dieu pour accuillir les TGV.
[115] ligne Maginot : ensemble d'ouvrages militaires à caractère défensif, édifié par la France à partir de 1928 le long de ses frontières Est avec l'Allemagne et l'Italie, dans le but de protéger le territoire contre toute attaque venant d'Allemagne (ou d'Italie). En fait les Allemands la contournèrent en juin 1940 en envahissant la Belgique avant d'envahir la France, quant aux Italiens ils ne purent la franchir et durent attendre l'armistice de juin 40 pour cela.
[116] français de l'Intérieur : en Alsace et en Moselle on affecte le qualificatif d'«Intérieur» à tout ce qui se trouve en France hors des territoires annexés par l'Allemagne après la guerre de 1870, guerre perdue par Napoléon III après la bataille de Sedan.
[117] Grand-mère : La mère de Denise.
[118] Mr Adam : racheta la maison mitoyenne, à Villars. Cette maison a été vendue dans les années 90.
[119] conseil de révision : visite médicale obligatoire pour les hommes de plus de 18 ans devant l'autorité militaire en vue de d'examniner l'aptitude à effectuer le service militaire obligatoire, celle-ci pouvait décider de réformer l'individu présentant une inaptitude physique ou mentale.
[120] Faugier : célèbre marque d'un fabriquant de crème de marron.
[121] lycée : ici, Lycée du Parc dans le 6e art. de Lyon, près du parc de la Tête d'Or.

Lyon, la Saône en crue, les misères de la vie de réfugié

[122] train bleu : tramway qui n'existe plus aujourd'hui qui reliait Lyon à Trévoux sur la rive gauche de la Saône.
[122-a] 6-8 rue Pierre Dupont. St Cyr aux Mt d'Or.
[123] palais : tribunal, palais de justice.
[124] Pont Mouton : Pont sur la Saône au niveau de Vaise.
[125] Grand-mère : mère de Denise.
[126] Vaise : gare située au nord de Lyon au bord de la Saône, dans le quartier de Vaise. C'est la gare la plus ancienne de Lyon.
[127] douleurs : de l'accouchement.
[128] Jacques :(Jacques Joseph.)
[129] Pouponne Chaffard : surnom donnée à Hélène Chaffard voir - Megève.
[130] pouvoir : à l'époque autorités de Vichy (Pétain) qui avaient signé l'armistice en juin 1940 et fait acte de soumission et de collaboration active avec l'Allemagne nazie.
[131] 5e colonne : mythe de l'entre deux guerres, du complot hourdi par des forces occultes étrangères introduites en secret pour déstabiliser la société française.
[132] grand soir : mythe du 'grand soir', c'est en ces termes que l'on désignait par dérision, la suite possible d'une révolution communiste.
[133] 1936 : au moment du Front Populaire les grèves furent accompagnées de défilés, encadrés par la CGT et le Parti Communiste.
[134] exactions de 1793 : allusion aux manifestations violentes de la foule parisienne après la fuite de Louis XVI vers l'étranger de son arrestation et de son retour à Paris sous les quolibets et les insultes qui furent suivies de la Terreur, de ses massacres, de la condamnation à mort et l'éxécution de Louis XVI.
[135] note : cette quincaillerie a maintenant disparu (2008).

La Haute Provence

[136] St Étienne les Orgues : bourgade du département des Basses-Alpes (04) près de Forcalquier, maintenant Alpes de Haute-Provence.
[137] Perrache : gare à Lyon située dans le quartier de Perrache.
[138] tombeau ouvert : c'est plutôt là un effet de style de la part de LJ, connaissant sa prudence innée, voire par moment sa peur irraisonnée devant les performances souvent modestes de ces matériels.
[139] Ferdinand Gollety : qui devint le parrain de JJ, cf. photo du baptème de Jacques en septembre 1941.
[140] magistrats scouts chrétiens : groupe auquel LJ appartint et qu'il continua de fréquenter jusqu'à la fin des années 80. Une partie des illustrations de ces mémoires ont été fournies par Françoise Japiot, fille de Maurice Liotard.
[141] totémisation : tradition héritée des pratiques initiatiques introduites par Baden Powell pour mettre à l'épreuve le novice avant son entrée dans le clan ou la troupe scoute.
[142] Les Allemands occupaient la Zone Sud : les accords d'armistice de juin 1940 imposaient que les Allemands occupent la moitié Nord de la France se prolongeant par une bande côtière incluant Bordeaux et Hendaye le long de l'Atlantique.
[143] Mers El Kébir : ville d'Algérie dans la rade d'Oran, théatre en juin 1940, d'affrontements fratricides entre les marines anglaise et française et au cours desquels les Anglais coulérent délibéremment par surprise les bateaux de la marine française, pour éviter que celle-ci ne soit récupérée par l'Allemagne, il y eut plusieurs milliers de morts du côté français. Cet épisode provoqua un vif ressentiment dans l'opinion française et altéra dans un premier temps l'image des Anglais. Ce fut certainement, au début du moins, un facteur de succès dans l'entreprise de Pétain et de ses accolytes pour rallier l'opinion à la collaboration avec les nazis. La propagande du gouvenement de Vichy usa et abusa de cet argument pour tenter de discréditer de Gaulle.
[144] Cour : cour d'appel.
[145] attaché au parquet : stagiaire préparant le concours de la magistrature.
[146] Germaine Poinso : il y a là une confusion manifeste, car Germaine Poinso (sans t) Chapuis était bien jeune avocate au barreau de Marseille en 1943, mais faisait parti du réseau de résistance de la SFIO dirigé par Gaston Deferre. Elle devint effectivement ministre de la justice en 1947.
[147] note : Mr André, le beau père de Jean Joseph avait écrit à cette époque là à Louis pour lui demander s'il pouvait lui trouver une location à Forcalquier pour venir s'insaller avec ses deux petites filles, Simonne et Renée Joseph, 15 et 13 ans, afin de se rapprocher des sources de ravitaillement.
[148] Charles : un des deux frères de Denise, donc beau frère de Louis.
[149] note : Saint Leu = St Leu la Forêt, dans la banlieue nord-ouest de Paris, dernier domicile de LJ.
[150] bacc : â l'époque où la personne mentionnée avait passé le bacc, soit plusieurs dizaines d'années auparavent, donc vers la fin du XIXe siècle ou au début du XXe, cela dénotait un grand niveau d'instruction, car seuls quelques dizaines de milliers de diplômes étaient attribués chaque année.
[151] RI : abrév. pour Régiment d'Infanterie.
[152] Parti radical socialiste : parti qui a dominé la vie politique française dans la 1ere partie du XXe siècle. Ni de droite, mais pas trop à gauche, il incarnait les valeurs provinciales républicaines, anticléricales. Une des figures les plus emblématiques fut certainement Edouard Herriot qui fut maire de Lyon, député et ministre dans de nombreux gouvernements pendant près de 50 ans.
[153] note : Buffet Delmas d'Autane, le site Internet de Geneanet mentionne plusieurs personnes répondant à ce patronyme, dont une née à Forcalquier en 1920.
[154] Maréchal le maréchal Pétain.
[155] millions un million de l'époque équivalait à 1500 euros environ.
[156] Me Gouvan : en tant qu'officier ministériel, les détournements commis par un notaire au détriment de ses cilents étaient considérés, dans le droit de l'époque comme un crime et donc passible de la cour d'assises.
[157] Maurice Daumas : curé de Villars et de Colmars jusqu'au milieu des années 1970. C'était un homme haut en couleur, alcoolique, mais aussi grand (par)coureur sur l'Alpe, qui était tout le temps en retard pour dire sa messe et qui lors des cérémonies religieuses vouait aux feux de l'Enfer tous les promeneurs qui préféraient courir la campagne au lieu de venir aux offices, il chantait faux mais avec force et conviction.

Juge d'instruction à Digne

[158] Maurice Liotard : marié avec Marie Lefèvre, une connaissance de Denise, originaire de Lyon, ils eurent 11 enfants, j'ai retrouvé l'une de ses filles, Françoise (Japiot), qui chantait dans la même chorale que moi à Lyon.
[159] Parquet : service d'un tribunal correctionnel ou d'une cour d'assises, qui décide de poursuivre et de requérir les peines contre les prévenus.
[160] Gassendi : homme polique du XVIIIe siècle originaire de Digne.
[161] L'Asse : torrent qui se jette dans la Durance et qui coule non loin de Digne sans y passer. Il traverse une gorge étroite (Les clues de Chabrière) entre Digne et Barrème.
[162] Caduc : sommet d'une montagne au fond de la vallée de Chasse près de Villars, assez difficile d'accès.
[163] : j'ai gardé des souvenirs assez précis de ces journées malgrè mes deux ans et demi (bientôt 3). Je me souviens du hurlement sinistre des sirènes qui me hantèrent pendant plusieurs années, à l'école pendant les alertes nous allions nous mettre à l'abris derrière des espèces de monticules de terre, à la maison nous passâmes une journée dans la cave ou ce qui en tenait lieu (voir explications suivantes de LJ.)
[164] Cricri : surnom donné à Marie-Christine (Cabaud née Joseph).
[165] gouape : petite crapule.
[166] Beauvezer : village voisin de Villars, dans la vallée du Haut Verdon.
[167] Castillon : petit village entre Saint André les Alpes et Castellane qui fut submergé par les eaux d'un barrage. Le lac du barrage, de type mur en voûte, mesure une dizaine de km de long et stocke environ 200 millions de m3 d'eau. La centrale électrique fut inaugurée en 1949, elle a une puissance voisine 200 MWe.

Alsace : le grand Retour

[168] Chancellerie : synonyme de "Ministère de la Justice" dont le siège est situé 13 place Vendôme à Paris.
[169] Port du Rhin : administration du port automne de Strasbourg.
[170] Pierre Pflimmlin : homme politique français du Mouvement républicain populaire (MRP), plusieurs fois ministre sous les gouvernemennts de la 4e république, il fût l'éphémère et dernier président du conseil de celle-ci. Il eut à gérer les évènements du 13 mai 1958 qui ramenèrent le général de Gaule au pouvoir. Le MRP était un parti issu de la résistance, revendiquant une identité Chrétienne démocrate, dont les cadres étaient issus des milieux catholiques imprégnés des idées de la "doctrine sociale de l'Eglise" et des mouvements tels que le Sillon et les mouvements de jeunesses : Scouts de France, JEC, JOC etc.
[171] Lenhart : était Allemand, il avait été maire de Saverne (ou qqchose d'équivalent) sous le régime nazi, après sa réappartion forcée à Saverne, il reparti en Allemagne, puis s'installa ensuite à Taverny (95) en région parisienne, le hasard fit que nous retrouvâmes ses enfants sur les bancs du lycée mixte d'Enghien (actuellement lycée Jérome Monod), ceux-ci avaient la nationalité allemande, l'un d'eux suivait les cours d'Allemand avec moi un autre était dans la classe d'Odile et Marie-Christine. C'est aux cours de nos discussions sur notre provenance (nous arrivions de Strasbourg) que je découvris d'où il venait et qui était son père, celui-ci prenait le train à la gare de Saint Leu tous les matins et on le voyait déambuler sur les quais avec une serviette en cuir délavée sous le bras. Pour qu'il puisse s'installer en France à la fin des années 50, il ne devait pas avoir commis de crimes remarquables autres que celui de servir avec zèle l'administration nazie.
[172] Endlich meine Elsass, frei, endlich meine Elsass deutsch : enfin mon Alsace libre, enfin mon Alsace allemande.
[173] HJ : abréviation de Hitler Jugend.
[174] SA : abréviation de "Schutz Ableitung", milice politique civile du régime nazi.
[175] Bourgeois : prêtre du diocèse de Strasbourg, aumônier provincial des Scouts de France.

Les années du changement

[176] Les meubles de Müller : mauvais goût ou pas ces meubles qui effectivement me semblaient affreux suivirent la famille pendant au moins deux décennies, je me souviens les avoir vus à Saint Leu au début des année 60. On parlait des meubles du père Müller.
[177] Chanoine Bourgeois : voir ci-avant la note concernant le père Bourgeois.
[178] Nous arrivâmes à Saverne dans l'après midi du 8 mai : le 8 mai 1945 est la date de la capitulation de l'Allemagne, j'ai gardé un souvenir très précis de ce jour et le trajet que nous parcourûmes jusqu'à notre nouvelle maison, l'accueil des propriétaires (Mr et Mme Ghys, qui fut chaleureux et nous offrirent un bon goûter).
[179] l'Intérieur : dénomination par les Alsaciens, du territoire français hors Alsace.
[180] Nous étions enfin réunis : en fait LJ ne dit pas grand chose du voyage entre Digne et Saverne. Celui-ci dû prendre plusieurs jours (trois), Digne - Marseille puis Paris et enfin Saverne. J'ai conservé de vagues souvenirs, notamment du trajet entre Digne et Marseille et en particulier de la gare de Saint Auban, j'étais térrorisé par les locomotives à vapeur, énormes machines noires crachant de la vapeur et sifflant, je me souviens aussi de la traversé de la Durance vers Pertuis, la locomotive ne passait pas sur le pont provisoire, le convoi était lancé par une machine, puis récupéré par une autre sur la rive opposée.
[181] les deux aînés au Collège : Thérèse était au collège, Jacques était au début à l'école maternelle, puis ensuite à l'école primaire publique située en face du collège. En fait les classes du collège comprenaient aussi des classes primaires dans lesquelles allait Thérèse.
[182] Nous passâmes quatre années de bonheur à Saverne : LJ oublie de dire que Jacques fut renversé par un vélo à la Pentecôte 48, ce qui lui valut une opération, 8 jours d'hôpital et une jambe dans le plâtre pendant deux mois, ce qui n'est pas particulièrement un évènement des plus heureux .
[183] Hemmerlin : les frères Hemmerlin possédaient une usine qui fabriquait des brouettes métalliques et les carillons Vedette, marque répandue qui existe toujours.
[184] Jamboree de Moisson en 1947 : un Jamboree est un rassemblement mondial de scouts (affiliés au 'Scoutismes mondial') de toutes religions ou laïques, celui dont il est question prenait une importance particulière car il se tenait juste après la 2e Guerre mondiale. En fait ce jamboree eu lieu en 1947 (et non en 1946) à Moisson dans la banlieue parisienne près de Mantes la Jolie.
[185] roulante : cuisine mobile à usage militaire.
[186] Les Hemmerlin : famille de Saverne aussi connue pour son industrie horlogère, les fameux carillons Vedette et les brouettes, en 2010 la marque est toujours active.
[187] Louveteaux pour Jacques et Jeannettes pour les autres : là encore LJ généralise, seuls Thérèse et Jacques eurent à Saverne, l'âge de participer aux activités de la meute ou de la ronde.
[188] Dans la vallée de la Zorn du côté de la rue Erkmann Chatrian : d'après les souvenirs du transcripteur, LJ confond certainement, la rue Erkmann (et) Chatrian (poètes et écrivains Savernois francophones du XIXe s.) qui était une rue voisine de la rue Noth et donc ne pouvait pas être située dans la vallée de la Zorn.
[189] Clermont Ferrand : l'Université de Strasbourg s'était repliée à Clermont-Ferrand en 1940.
[190] Dachau : camp de concentration situé dans la région de Munich, où furent déportés de nombreux résistants français pendant la 2e guerre mondiale.
[191] Malgrés-nous : le sort de nombreux Alsaciens-Lorrains, incorporés de force dans la Wehrmacht (les "Malgrés-nous") et qui ne revinrent pas après mai 1945, resta incertain pendant longtemps, ils avaient alors le statut de "porté-disparu", soit qu'ils soient morts sur le front de l'Est, soit qu'ils aient été faits prisonnier par l'Armée Rouge et envoyés dans les camps en Sibérie (Goulag). Le témoignage de compagnons vivants pouvant attester de leur mort au front, était précieux car il permettait de régler les affaires et de rendre la liberté à leur veuve. Ce fut le cas de Fernande Wipf dont le mari avait combatu sous l'uniforme de la Wehrmacht et qui fut déclaré mort grâce au témoignage d'un de ses compagnons, elle pu ainsi épouser Armand Scheibel, rescapé quant-à-lui des camps de concentration nazis, il avait été arrété au cours d'une tentative de franchissement de la ligne de démarcation pour échaper à l'enrolement dans l'armée allemande, il risquait la peine de mort. Armand et Fernande passèrent plusieurs étés à Villars dans la maison dite de "grand-mère".
[192] Villars : Villars Colmars, lieu de villégiature de la famille, dans les Alpes de Haute-Provence. La maison a été reprise par Odile Joseph (ep. Crespel), fille n0 3 de LJ et DG) lors du partage après le décès de Denise (ép. de LJ) en mai 2003.
[193] Sundgau alsacien : région située au sud de Mulhouse à la frontière suisse.
[194] sa femme l'a abandonné n'acceptant pas de vivre avec un infirme : cet évènement permet de dater approximativement la période ou furent rédigés ces cahiers.

Justice pour enfants, le combat

[195] St Hilaire : établissement pénitenciaire pour mineurs.
[196] Front populaire : Coalition de gauche (Parti Socialiste et Parti Communiste issus des élections législatives de mai 1936), coalition qui donna lieu à un gouvernement dirigé par Léon Blum. Le Front populaire fut à l'origine d'un travail législatif intense et de réformes sociales importantes, dont une grande partie sont encore en vigueur en France au début du XXIe siècle, exemples congés payés, concept de durée du travail hebdomadaire, généralisation de la couverture sociale, nationalisation des transports et de l'énergie(création de la SNCF, Air France, Edf, GDF etc. )
[197] Ordonnance du 2 février 1945 : De fait les pouvoirs politiques successifs, notamment la droite dure, remettent en cause le contenu originel de cette ordonnance au grè des humeurs de l'opinion publique, pour en gommer les originalités et appliquer aux jeunes le droit des adultes.
[198] Siège : Les fonctions de magistrats sont réparties en 2 classes principales : accusation, jugement, à la première appartiennent les juges du parquet qui requièrent debout à l'audience (procureur), à la deuxième ceux qui jugent assis (président et assesseurs -jurés dans les assises-).
[199] La ligne de nos philosophes : Ceux du dix huitième siècle, JJ Rousseau, Voltaire, Descartes, Condillac etc.
[200] Mon ami Lutz : Paul LUTZ, ami de la première heure, membre de l'équipe des Magistrats routiers (affiliés aux Scouts de France).
[201] Éducation Surveillée : direction du ministère de la Justice, actuellement dénommée PJJ (Protection Judiciaire de la Jeunesse.)
[202] CAP : Abrév. pour Certificat d'aptitude professionnelle.
[203] Églises en Alsace : La séparation suivant des critères religieux, vient du fait que l'Alsace vit de ce point de vue sous le régime du Concordat de 1807, qui régit toujours les relations entre l'État Français, les Églises catholique et protestantes (luthérienne et calviniste) et la religion juive en Alsace et en Moselle. Les lois de séparation ayant été votées en France en 1907 ne s'appliquent donc pas, les départements étant rattachés alors à l'Allemagne. Pour des raisons politiques ce statut particulier n'a jamais été remis en cause, contredisant aux dire de ses détracteurs le principe d'égalité et de laïcité inscrits dans la Constitution française. Il faut noter que plusieurs autres régimes particuliers s'appliquent toujours dans ces départements : droit de la chasse, régime de sécurité sociale, retraites etc.
[204] La carrière de Louis Joseph dans la magistrature. Extrait de l'annuaire de la magistrature . Base de données réalisée par Jean-Claude Farcy, Université de Bourgogne.
[205] :Voir par exemple : Association française pour l'histoire de la Justice. Jean-Paul Jean. "Histoire de la Justice N° 29. Juger sous Vichy, juger Vichy." La Documentation Française.
[206] La documentation Française : Recherche sur les juges des enfants : approches historique, démographique, sociologique Lire ou télécharger le document..

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